PENSÉES DE RIQUET
I
Les hommes, les animaux, les pierres grandissent en s’approchant et deviennent énormes quand ils sont sur moi. Moi non. Je demeure toujours aussi grand partout où je suis.
II
Quand le maître me tend sous la table sa nourriture, qu’il va mettre dans sa bouche, c’est pour me tenter et me punir si je succombe à la tentation. Car je ne puis croire qu’il se prive pour moi.
III
L’odeur des chiens est délicieuse.
IV
Mon maître me tient chaud quand je suis couché derrière lui dans son fauteuil. Et cela vient de ce qu’il est un dieu. Il y a aussi devant la cheminée une dalle chaude. Cette dalle est divine.
V
Je parle quand je veux. De la bouche du maître il sort aussi des sons qui forment des sens. Mais ces sens sont bien moins distincts que ceux que j’exprime par les sons de ma voix. Dans ma bouche tout a un sens. Dans celle du maître il y a beaucoup de vains bruits. Il est difficile et nécessaire de deviner la pensée du maître.
VI
Manger est bon. Avoir mangé est meilleur. Car l’ennemi qui vous épie pour prendre votre nourriture est prompt et subtil.
VII
Tout passe et se succède. Moi seul je demeure.
VIII
Je suis toujours au milieu de tout, et les hommes, les animaux et les choses sont rangés, hostiles ou favorables, autour de moi.
IX
On voit dans le sommeil des hommes, des chiens, des maisons, des arbres, des formes aimables et des formes terribles. Et quand on s’éveille, ces formes ont disparu.
X
Méditation. J’aime mon maître Bergeret parce qu’il est puissant et terrible.
XI
Une action pour laquelle on a été frappé est une mauvaise action. Une action pour laquelle on a reçu des caresses ou de la nourriture est une bonne action.
XII
À la tombée de la nuit des puissances malfaisantes rôdent autour de la maison. J’aboie pour que le maître averti les chasse.
XIII
Prière. Ô mon maître Bergeret, dieu du carnage, je t’adore. Terrible, soit loué ! Sois loué, favorable ! Je rampe à tes pieds : je te lèche les mains. Tu es très grand et très beau quand tu dévores, devant la table dressée, des viandes abondantes. Tu es très grand et très beau quand, d’un mince éclat de bois faisant jaillir la flamme, tu changes la nuit en jour. Garde-moi dans ta maison à l’exclusion de tout autre chien. Et toi, Angélique la cuisinière, divinité très bonne et très grande, je te crains et je te vénère afin que tu me donnes beaucoup à manger.
XIV
Un chien qui n’a pas de piété envers les hommes et qui méprise les fétiches assemblés dans la maison du maître mène une vie errante et misérable.
XV
Un jour, un broc percé, rempli d’eau, qui traversait le salon, mouilla le parquet ciré. Je pense que ce broc malpropre fut fessé.
XVI
Les hommes exercent cette puissance divine d’ouvrir toutes les portes. Je n’en puis ouvrir seul qu’un petit nombre. Les portes sont de grands fétiches qui n’obéissent pas volontiers aux chiens.
XVII
La vie d’un chien est pleine de dangers. Et pour éviter la souffrance, il faut veiller à toute heure, pendant les repas, et même pendant le sommeil.
XVIII
On ne sait jamais si l’on a bien agi envers les hommes. Il faut les adorer sans chercher à les comprendre. Leur sagesse est mystérieuse.
XIX
Invocation. Ô Peur, Peur auguste et maternelle, Peur sainte et salutaire, pénètre en moi, emplis-moi dans le danger, afin que j’évite ce qui pourrait me nuire, et de crainte que, me jetant sur un ennemi, j’aie à souffrir de mon imprudence.
XX
Il y a des voitures que des chevaux traînent par les rues. Elles sont terribles. Il y a des voitures qui vont toutes seules en soufflant très fort. Celles-là aussi sont pleines d’inimitié. Les hommes en haillons sont haïssables, et ceux aussi qui portent des paniers sur leur tête ou qui roulent des tonneaux. Je n’aime pas les enfants qui, se cherchant, se fuyant, courent et poussent de grands cris dans les rues. Le monde est plein de choses hostiles et redoutables.