Peau d´âme
1935
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«Et enfin, l´idéalisme magique…«
NOVALIS
PRÉFACE
J´ai écrit ce livre pour tous
sachant que nul ne le lirait.
Ceci explique son langage
et son sujet.
PROLOGUE
«Passer, passer, au nom de tous!»
JULES ROMAINS
Qui écrit cela? ce n´est personne. Celui qui tend à n´être personne; de même vous y tendez pourtant, maniaque d´un aspect souscrit d´un nom, car au bout de tout ce n´est pas le surhomme que veut la vie, mais le je-ne-me veux pas. Qu´il est beau, cet ange sans visage.
Cependant Personne, fraction approchée, se retire en vain différence sur différence, complaisance sur complaisance, faute exquise sur fierté, jette en vain ses photographies, efface en vain le prénom pour l´initiale et noie le style aux mots du haut-parleur: encore quelqu´un parle.
Suscitez Personne qui ne soit pas quelqu´un! sortez de vous tous ces discours!
Si vous êtes un jeune garçon, Personne est un étudiant; si vous êtes un adulte pourvu, Personne est un mieux pourvu qui partage; si vous êtes une jeune fille, Personne est une danseuse qui met le secret du monde en ballet, cela se fait beaucoup. Si vous êtes un dépourvu, Personne est un désespéré. Si vous êtes une femme, Personne, avec les mains blanches de la physique et les mains noires de la chimie, vous a cherché l´amour.
«Mais le plus sage d´entre vous n´est lui même qu´une chose disparate, hybride faite d´une plante et d´un fantôme.»
NIETZSCHE
Vous êtes pleins de propositions à faire épanouir le Futur, et qu´il s´étende et couvre la terre, et le futur serait vous, et vous, plus haut: le manuel l´écrit, on monte. Le surhomme est pour tous les camps, il est au bout du fil ou à la fin du film qui se déroule vers lui, c´est le sentiment de la conscience car entre le moyen âge et cet âge le Paradis a changé d´extrémité.
Peut-être ce jeu fatal se répète. Où sont les hommes? tout le monde descend.
«… et, sans élever des mains vainement implorantes vers un Ciel vide, nous poursuivrons, au travers des Forces indifférentes, vers un Avenir peut-être égal au plus grand de nos Rêves, une marche que rien encore ne paraît devoir arrêter.»
JEAN PERRIN, Physique
Tous animaux.
Il ne s´agit pas du vous digestif, respirant, excrémentant, reproduisant, circulatoire: il va de soi que celui-là est un chien, un bœuf, un ver, un singe, un poulet, petit-neveu du poisson, arrière-petit-neveu du coquillage, et vive le Progrès! cela s´apprend qu´on est un animal; le Savant Père Jésuite consent, il n´y a pas d´offense: le progrès c´est un bon billet pour vous, qui n´a qu´un sens, qui mène aux vacances; le Progrès, voyage sans retour. Qui n´accepte d´être parti de loin? qui n´est flatté de se voir éveiller, sous le sombre soleil du passé, dans ce quelque chose de vert dont le faible désir contenait les siècles et son visage? Entendons-nous: il n´existe pas un homme qui croie que sa race puisse revenir aux fougères. Pourtant ce n´est pas aujourd´hui que vous êtes humains: c´était hier.
C´était hier que vous posiez, comme font les hommes, une question qui ne sert à rien.
Demain, d´aucun système nerveux un instant abstrait du monde, aucune volonté dirigée à contre-sens de tout ne surgira pour s´étonner de son existence. Déjà il n´y a plus de question humaine, que celle du nouveau-né: encore est-ce un cri. Mais on ne peut s´y tromper, ce cri contient la question.
«Quelque CHOSE me blesse et gêne, qu´est-ce que c´est? – de quel droit quelque CHOSE me gêne-t-il, n´est-il pas moi?»
Un scandale est à l´origine nommé l´autre: «L´univers» pour avoir extrait la question du Réel des vagissements qu´entend une nourrice; c´est à ces personnes politiquement désintéressées qu´il faut hélas abandonner le rôle d´Esprit. Seulement, elles n´en ont pas le langage, et, quand le petit pleure, ne disent jamais, à tort, qu´il s´agit du Moi et du Monde
Quelque part, en quelques lieux non encore atteints par le vacarme, des métaphysiciens continuent bien à poser la question humaine, à se demander «ce qui est réel» en termes convenables, c´est-à-dire obscurs; et ils se trouvent avec moins de passion et un accent plus faible que le nouveau-né, face aux deux mêmes Existences dont l´une gêne l´autre.
Mais la piqûre de l´épingle qui perçait leurs premiers langes est lointaine, et l´existence de Ce-qui-n´est-pas-moi s´affaiblit. Il n´est plus intellectuellement décent d´y croire; l´Autre-que-moi est démodé chez les penseurs, l´Univers ne se porte plus, on porte le JE. Même le JE pur, le nu intégral. L´Univers, ce serait un enfantillage, et les plus sérieuses raisons feraient douter de sa réalité.
C´est ainsi qu´un des esprits que l´on révère lisant ce conte en demi-vers, le contestait fort tristement: «Mais vous vous donnez l´univers, mon cher!!…»
Et le conte aurait dû commencer ainsi: Histoire de la question humaine qui ne sera plus posée. –
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«La nature copie le peintre.»
OSCAR WILDE
LE PREMIER ROUND EST POUR JE
«Il nous faut du réel, n´en fût-il plus au monde»…
Eh bien voilà. Que l´Univers existe ou non, cela n´intéresse pas les marchands d´automobiles, parce qu´il y aura toujours assez d´univers pou rouler dessus ou faire comme si. Mais c´est très important pour les peintres, mon fils.
Que dire des littérateurs! Pas d´univers, et ils sont seuls; ils ne peuvent plus parler légitimement de rien, lé-gi-ti-me-ment; da, da.
Il faut donc décider au plus vite de l´existence de l´Univers avant d´acheter un Juan Gris qui ne peint que JE, ou lire André Breton.
Ceci est grave; ne vous esquivez pas, ne soyez pas satisfait sans réfléchir; ne gardez pas l´Univers sans raison, a pig in a poke.
Tôt ou tard il faudra prendre parti. Ne vous laissez pas vivre dans un univers douteux que vous acceptez à demi.
Hélas, vous ne croyez pas que ceci soit urgent, l´Univers vous paraît certainement inattaquable; vous n´achetez pas les tableaux de Braque, de Gris, vous ne lisez pas André Breton. Mais vous lisez Léon-Paul Fargue, vous lisez Joyce, et ils écrivent des mots sans univers correspondant, ce qui se fera de plus en plus: des macarelles, des pytalolles, des JE-paroles; mais qui sait quel ouvrier fait qui sait où les poèmes de la Révolution dans lesquels JE subsiste seul (même si c´est un JE-NOUS).
Le XXe siècle est très mauvais pour l´Univers.
Au XIXe, au contraire, l´Univers était un peu là: gras, couleur de pomme sûre, marin, monstrueux, heureux, la matière de Maupassant, la matière à Zola. Coubert non plus n´avait aucun doute quant à son existence. Pourtant, pourtant Baudelaire hésitait. Comme critique, il avait affaire aux peintres et c´était l´époque où les peintres menaçaient de devenir intelligents. (À présent ils le sont tous: c´est justement ce qui amincit le Monde.)
Donc Baudelaire, étudiant un peintre réaliste, le caractérisait par cette phrase: «Je veux représenter les choses telles qu´elles sont, ou telles qu´elles seraient, en supposant que je n´existe pas… l´Univers sans homme». En supposant qu´il n´existât point, ce réaliste se mettait diligemment au travail et peignait ce qu´il avait sous les yeux: le bleu du ciel, les arbres verts, mais il se défendait le dragon et la chimère, ceux-là n´étaient pas «vrais». À part telles inventions artistiques, rien n´était changé, on était devant le même Univers – dragon réservé.
Quelle chimère!
Aussi le Poète et critique reprenait-il a contrario: «Pour parler exactement, il n´y a dans la nature ni ligne ni couleur. C´est l´homme qui crée la ligne et la couleur. Ce sont deux abstractions qui tirent leur [égale] noblesse d´une même origine.»
Le terme «abstraction» était joliment mal choisi. Mais, la physiologie aidant, il fallait bien reconnaître dès avant 1860 que les sensations n´étaient pas des événements scientifiquement indiscutables… C´est ainsi que Baudelaire, hésitant à demi sur l´Univers, le laissant persister encore, lui reprenait la ligne et la couleur qu´au XIXe siècle matérialiste on était pourtant obligé de rendre à son Opposé, à l´autre Existence de plus en plus exigeante, à JE.
L´histoire des reprises de JE sur tout le reste est une drôle d´histoire; elle est très simple sous une fausse apparence de complication. JE s´est seulement aperçu que ses sens le trompaient, que leur témoignage n´était pas excellent; or, ses sens étant les seuls garants de l´existence du monde, JE récusa le Monde comme un coup monté de lui-même à lui.
Il a été si loin qu´il est tout à fait dépourvu d´univers aujourd´hui.
Si ce conte était philosophie, mais à nous ne plaise! c´est ici que les noms des personnes subtiles se placeraient qui, pour l´honneur humain, posaient assidûment la question qui ne sera plus posée.
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Le roi Menandros qui s´appelait Milinda dans l´Inde, Protagoras, sautons les siècles, Berkeley l´évêque anglais, si gêné de sa question qu´il la cacha dans un conte sur le goudron, Malebranche qui disait: «De ce que nous avons l´idée d´une chose, il ne s´ensuit pas… qu´elle soit conforme à l´idée que nous en avons» (il ne tuait pas encore la chose, il la rendait sujette à caution); Descartes (faites le salut militaire) qui suscitait un JE-DIEU, et l´Univers n´était déjà plus qu´une Étendue pour son derrière, Kant (Oh! syncope à Maurras) qui, le premier de ces messieurs, écrivit qu´aucun sens jamais ne présenterait l´Univers à JE.
Et enfin Husserl, qui enseigne maintenant que «l´objet se constitue à l´intérieur de l´ego» et Ivanov qui, dans un coin d´une chambre de Russie, écrit sa lettre illustre à son ami: «Le monde extérieur est une illusion ou un rêve, il n´existe évidemment pas.»
Cette fois-ci, l´Univers est bu.
Plus de conte, plus de but.
Aha! ouvrons l´œil. Il y a un tour de passe-passe entre un siècle et l´autre, on nous a pris le monde, il faut le r-avoir. Ce n´est peut-être pas si difficile.
Respirons.
Il n´y aurait pas d´Univers parce que les sens sont infidèles: pour tout avouer, JE ne crois pas aux témoignages indirects. Comme il a un témoignage direct de soi, JE, parce que JE pense, et qu´il n´a besoin que de soi pour penser, même pensât-il qu´il rêve, il est tranquille en ce qui concerne son existence à lui.
LE DEUXIÈME ROUND EST POUR LE MONDE EXTÉRIEUR
«Mes idées me résistent.»
MALEBRANCHE
«Je suis bien convaincu qu´aux spéculations les plus abstraites de l´analyse correspondent des réalités qui existent en dehors de nous.»
CHARLES HERMITE
L´Idée, je n´en suis pas le maître,
Elle est dans l´homme, elle est dans l´air
Ou dans l´éther,
Je la rencontre, je la sers,
Hélas, je lui fais des prières
Et je la perds.
Mais JE pense-t-il?
Ce n´est pas si sûr que cela. Ce qui donne à JE un billet de vie, un ticket de réalité, entrez! entrez! ce n´est pas «penser».
Penser n´a pas besoin de JE peut-être.
Ce peut-être est perçant. Peut-être il pense comme il pleut; les inventeurs le savent, qui voient leur même vérité descendre à la fois sur des points distants. Or, s´il pense à travers le JE comme il pleuvrait sur une éponge, JE n´est pas existant du tout, à peine JE tient debout.
Ce n´est pas la pensée, c´est le sentir qui a besoin de JE: et pour sentir il faut être deux à être, cher maître. Ne vous troublez pas, l´autre n´est qu´une table peut-être, qu´un caillou, que la première piqûre qui se trouve si loin de vous. L´autre est le reste; est tout.
JE-SENS-DONC-JE-SUIS.
Il refuse la table, cette apparence; il refuse le caillou, cette conception; il refuse la mer et les monts. Et puis après? Nous les lui rendons. Mais nous ne nous laisserons pas retirer l´Univers parce que tout est habillé par les sens. Quel malheur! Ils appellent cela «univers», cette promenade littéraire; ils croient qu´ils discutent du monde extérieur.
Ils croient que rien n´existe qu´eux, parce qu´ils n´en croient plus leur yeux.
Ah! si ce conte vous embête, si vous avez autre chose en tête, suivez-le un peu, il s´agit de tout et tout mène à vous.
Que le départ ait été donné rue de La Boétie ne fera pas manquer le but; suivez un peu si vous ne voulez pas disparaître et prenez garde à la peinture. – Ce sont bien les peintres qui refusent l´Univers. Et maintenant, un petit effort.
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«C´est un long chemin que Braque a parcouru depuis la phase négative du cubisme jusqu´à son œuvre de maturité. À la proscription de la réalité déchue succède maintenant la création poétique du réel.» Que nul ne sorte! Ne soyez pas intimidé, Carl Einstein n´a pas eu le temps de vous rendre son texte modeste, mais tout y est. Carl Einstein n´est pas le physicien mais le critique, il est aussi loin de la physique qu´un philosophe peut l´être.
Voici la traduction pour ceux qui ne sont pas frappés de philosophie.
Le cubisme représente l´état de la peinture au moment où le témoignage des sens commençait d´être généralement récusé, où, donc, JE se sentait en droit de «voir» l´univers comme il lui plaisait.
Cet univers qui était la conséquence, il paraît, d´un faux témoignage, c´est la «réalité déchue» de la phrase ci-dessus.
Univers napus. Le peintre Braque remplace cet univers fallacieux, vos arbres, vos monts, votre nez au milieu du visage par de la «création poétique du réel», c´est-à-dire par de l´univers à lui, entièrement inventé. D´où il apparaît que, dorénavant, c´est JE qui fait le monde et JE n´est pas celui des sens «menteurs», mais JE de l´esprit, ce fidèle, ce chéri. Son monde n´a aucun rapport avec les sens, encore que par une injustice affreuse ce soient tout de même les sens qui reçoivent les tableaux de Braque plein la vue.
«Création poétique du réel.» Plus de paysage évidemment, plus de portraits; plus de ciel; ces fictions appartenaient à la réalité déchue.
La réalité de l´esprit est le rythme; cette vérité que connaissaient les Grecs et qu´ils ne dédaignaient pas d´appliquer à la statuaire ne peut plus servir qu´à tracer l´arabesque en quête de nature à quoi JE défend de former rien.
Avez-vous remarqué dans cette affaire de l´existence ou de la non-existence du monde l´importance accordée aux yeux? À quel point l´on pense par les yeux, cela effraie.
C´est par les yeux que les hommes arrivent à l´état sentimental inouï qu´on appelle la «certitude». Par les yeux qu´on doute. À cause des yeux qu´on ne peut plus être chrétien: les fondements de l´incrédulité ne sont pas dans la raison, mais sont dans les représentations visuelles d´un passé tellement décalé, qu´il nous laisse sans regard.
(Convertir, ce ne serait pas m´amener à parler comme vous, mon Père, mais me donner vos yeux; je suis poisson, je suis martien pour eux.)
Et maintenant voici l´Univers perdu à cause des yeux de ces messieurs. Mais on sera moins naïf qu´eux; l´Univers n´est pas fondé par la rétine, mon cher. L´Univers n´est pas cette image bonne à tout faire faire.
Nous ne nous laisserons pas retirer l´Univers parce que sont vus en trompe-sentir les sites mobiliers ou marins, de l´artistique, du quotidien, – nous appelons «Univers» autre chose. Quoi? Ce que les sens ignorent et qui les fait sentir. Un no-man´s land es l´objet de notre voyage.
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LE PSYCHOLOGUE PARIE ET VA PERDRE
Je sens, donc l´Autre est; quelque chose extérieure existe, vraie de vraie; le bon sens n´a rien à changer à la sécurité des sens, on est bien deux, c´est l´important, précisément, voici le monsieur qui est chargé de conclure l´union de JE et du reste. C´est le psychologue pour qui la composition des deux Existences dont la discorde a tiré du nouveau-né sa première larme, est l´affaire d´un instant.
Or ce conte qui n´a été écrit par Personne est jeté pour le futur aux vents, car le temps est venu de retrouver à la fois JE et un réel autre, l´intime, et l´étranger. Cependant que, dans l´irrémédiable douleur, on sache que pour JE, c´est en vain; qu´il n´atteint rien, qu´il ne sent pas, que ce n´est pas sur lui que luit le ciel, pas lui qui respire la rose, pas JE qui fait les gammes du plaisir avec les yeux du soleil.
Que l´autre soit électron, table, ou onde, JE vivant seul face à l´autre est aussi loin de le sentir qu´un mort.
Et voici le secret de l´être: sentir prouve JE et l´Univers, mais JE seul ne peut pas sentir.
Cependant le Psycho-physiologue en dépit du conte et dérision du sort croyait fabriquer de la sensation avec du monde extérieur.
Il prenait JE et l´Objet, – le Cobaye et l´Evénement, – le Sujet et l´Excitant.
L´Objet correspondait au Sujet comme la clef à la serrure; le Psycho-physiologue ouvrait la porte, et l´Univers entre chez vous.