Página dedicada a mi madre, julio de 2020

Original

Extraits des Cahiers et des Écrits de Marseille et de Londres

1941-43

Textes:

La source hindou

Extraits d´Upaniṣad (Écrits de Marseille)

1. Īśa Upaniṣad (janvier 1942)
2. Chāndogya-upaniṣad, III et VIII (janvier 1942)
3. Bṛhad-āraṇyaka-upaniṣad, II-VI (janvier 1942)

Annotations (Cahiers de Marseille, III)

La pesanteur et la grâce (Cahiers de Marseille), 1-9

La personne et le sacré (Écrits de Londres)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1. Īśa Upaniṣad

1. /Que par/ Par le Seigneur soit habité ce tout et chaque cose qui en mobilité se meut.
/De ce tout nourris-toi/ Ce tout par le renoncement mange-le. Ne convoite rien de ce qui s´approprie.

2. À condition d´accomplir les œuvres [prescrites] ici-bas, on doit désirer vivre cent ans.
Ainsi en est-il pour toi, non autrement. L´action ne souille pas l´homme.

3. Sans soleil est le nom de ces mondes, de sombres ténèbres voilés,
/vont à leur départ/ s´en vont en partant les créatures qui ont tué l´ātman.

4. Unique, sans mouvement, /plus/ rapide plus que la pensée, précédant toujours, les dieux mêmes ne peuvent atteindre Cela.
Cela, sans bouger, dépasse les autres qui courent. En Cela, Mātariśvan établit les Eaux. (?)

5. Cela est en mouvement, Cela est sans mouvement. Cela est loin, Cela est proche.
Cela est au-dedans de /ce tout/ cette totalité, Cela est aussi hors de /ce tout/ cette totalité. 

6. Et celui qui a /aperçu/ discerné tous les êtres dans l´ātman, et l´ātman dans tous les êtres, celui-là ne s´en sépare plus.

7. Pour qui /tous les êtres sont devenus l´ātman, lui même/ātman lui-même est devenu tous les êtres, pour qui sait,
où est la confussionl? où la douleur? pour qui aperçoit en tout l´unité.

8. Lui s´est diffusé, lumineux, incorporel, san défaut, sans organe, pur, innocent;
le Voyant, Penseur, celui qui est tout, qui est en soi; il a ordonné les choses selon /leur loi/ la justice depuis les âges infinis.

9. Dans des sombres ténèbres ils vont, ceux qui ont l´ignorance pour /opinion/ doctrine.
Et peut-être dans encore plus de ténèbres ceux /que le savoir satisfait/ qui au savoir sont attachés.

10. Autre chose vraiment, dit-on, au moyen de la connaissance, autre chose para la non-connaissance.
Telle est la leçon des sages qui nous ont révélé Cela. 

11. Connaissance et non-connaissance, celui qui connaît Cela comme les deux à la fois.
[ou: celui qui connaît les deux comme une chose?]
par la non-connaissance ayant /franchi/ traversé la mort, par la connaissance /il se nourrit de/ mange l´immortalité.

12. Dans de sombres ténèbres ils vont, ceux qui /professent/ ont le non-devenir pour doctrine
et peut-être dans encore plus de ténèbres, ceux /que le devenir satisfait/ qui  au devenir sont attachés.

13. Autre chose vraiment, dit-on, par le devenir, autre chose par le non-devenir.
Telle est la leçon des sages qui nous ont révélé Cela. 

14. Devenir et anéantissement, celui qui connaît Cela comme les deux à la fois,
par l´anéantissement ayant /franchi/ traversé la mort, par le devenir il /se nourrit d´/ mange l´immortalité.

15. Par un masque d´or est caché /la bouche/ le visage de la Verité.
Ôte cela, toi qui nourris, pour /la loi de vérité/ rendre justice à la verité, pour la vision.

16. Toi qui nourris, unique sage, ordonnateur, soleil, fils du Père des êtres, mets en ordre, rayon, et /rassemble/ unis.
La splendeur, /qui est/ ta forme la plus bénie, c´est elle que je perçois. Lui, cette personne-là, celle-là, je suis elle.

17. Vent, souffle immortel, voici ce corps finissant en cendres ?
Toi qui fais, souviens-toi de ce qui a été fait, souviens-toi. Toi qui fais, souviens-toi de ce qui a été fait, souviens-toi.

18. Feu divin, par la bonne voie mène-nous à la félicité. Éloigne de nous l´égarement qui détourne.
À toi /nous offrons maintes/ bien des fois /notre/ l´offrande de la parole d´adoration.

2. Chāndogya-upaniṣad, III y VIII

III, 14, 1. L´homme assurément est fait de /vouloir/ désir. Tel a été le /vouloir/ désir de la personne en ce monde, telle elle est au moment où elle s´en va.

III, 14, 3-4. Cet ātman à moi qui est dans mon cœur est plus petit qu´un grain de riz, qu´un grain d´orge, qu´un grain de moutarde, qu´un grain de mil, que le noyau d´un grain de mil; cet ātman à moi qui est dans mon cœur est plus grand que la terre, plus grand que l´espace, plus grand que tous les mondes.

(N.B. Ici ātman désigne /l´âme/ le je, comme le montre l´expression «cet ātman à moi»)

Possédant toute activité, tout désir, toute odeur, toute saveur, /tout ce qui est/ toute réalité, sans parole, sans inclination, cet ātman à moi qui est dans mon cœur est Brahma. Celui qui se dit: «en m´allant d´ici j´irai le rejoindre», pour celui-là il n´y a pas d´incertitude.

VIII, 1, 1-6. Dans cette cittadelle de Brahma (i.e. le corps) un petit lotus forme une demeure; à l´interieur est un petit espace. Ce qui est /dedans/ là, c´est cela qu´il faut chercher, c´est cela qu´il faut désirer savoir.

Si l´on dit: «Dans cette citadelle de Brahma un petit lotus forme une demeure; à l´interieur est un petit espace, Qu´y a-t-il /dedans/ là qu´il faille /connaît{re} d{ésirer}/ chercher, qu´y a-t-il qu´il faille désirer savoir?»

On dira: «Aussi grand est cet espace-là, aussi grand est cet espace au-dedans du cœur, L´un et l´autre espace contient en soi réunis le ciel et la terre, l´air et le feu, le soleil et la lune, l´éclair et las constellations, ce qui est /du monde/ d´ici-bas et de qui n´en est pas. /Tout y est réuni/ Ce tout y est rassemblé.»

Si l´on dit: «Si, dans cette cittadelle de Brahma, ce tout est rassemblé, et tous les êtres, et tous les désirs, lorsque /l´âge/ la vieillesse l´atteint, lorsqu´elle périt, qu´est-ce qui en subsiste?»

Il faut dire: «Elle n´est pas usée par son usure, elle n´est pas tuée par sa destruction. C´est la véritable citadelle de Brahma. Tous les désirs y sont rassemblés. C´est l´ātman qui a détruit le mal, qui est loin de la vieillesse, loin de la mort, loin de la souffrance, loin de la faim, qui n´a pas soif, dont les désirs sont réalité, /qui se représente la réalité/ dont l´intention est réalité.

Ceux qui passent ici-bas sans avoir découvert l´ātman et les désirs qui sont réalité, ceux-là dans tous les mondes sont impuissants dans leurs désirs. Ceux qui, passant ici-bas, ont découvert l´ātman et les désirs qui sont réalités, ceux-là dans tous les mondes accomplissent leurs désirs.

VIII, 2, 1. Si c´est le monde des pères qu´il désire, par l´intention les pères surgissent. Ayant obtenu le monde des pères, il est grand.

VIII, 2, 2-9 (Résumé:) Si c´est le monde des mères, etc. Si c´est le monde des frères, etc. Si c´est le monde des sœurs, etc. Si c´est le monde des amis, etc. Si c´est le monde des parfums et des guirlandes, etc. Si c´est le monde de la nourriture et de la boisson, etc. Si c´est le monde des chants et de la musique, etc. Si c´est le monde des femmes, etc.

Enfin quoi qu´il se mette à désirer, quelque désir qu´il désire, par l´intention cela surgit. Ayant obtenu cela, il est grand.

VIII, 3, 1-2. Ces désirs, qui sont réalités, le faux les voile; de ces réalités réelles le faux est le voile. Par exemple, si l´un des nôtres est mort, nous n´obtenons pas de le voir.

Mais tous les nôtres, vivants ou morts, et toutes les autres choses que nous souhaitons et que nous ne saisissons pas, tout cela, nous le trouverons en allant dans ce lieu où sont nos désirs qui sont réalité et que le faux voile. Comme ceux qui, ignorant le lieu d´un dépôt d´or caché, passent, passent dessus et ne le trouvent pas, ainsi toutes les créatures de ce monde, jour après jour, marchent et ne trouvent pas ce monde de Brahma; le faux leur fait obstacle.

3. Bhad-ārayaka-upaniad, (de II, III et IV)

II, 4, 14. Là où il y a deux, l´un voit l´autre, l´un entend l´autre, l´un interpelle l´autre, l´un pense l´autre. Mais lorsque le tout est devenu le moi, l´ātman de quelqu´un, alors /pour quoi et qui cela/ qui et par quoi cela pourrait-il voir? Qui et par quoi cela pourrait-il entendre? Qui et par quoi cela pourrait-il interpeller? Qui et par quoi cela pourrait-il penser? Qui et par quoi cela pourrait-il connaître? Cela par quoi on connaît le tout, au moyen de quoi pourrait-on le connaître? Le connaisseur, au moyen de quoi le connaître?

III, 4, 2. Ce Brahman, cet ātman qui est en toutes choses, révèle-le-moi – C´est ton propre ātman qui est en toutes choses – Et quel est-il cet ātman qui est en toutes choses? – Tu ne peux pas regarder celui qui voit /la vision/ le voyant. Tu ne peux pas entendre celui qui entend /l´audition/ l´auditeur. Tu ne peux pas penser celui qui pense /la pensée/ le penseur. Tu ne peux pas connaître celui qui connaît /la connaissance/ le connaisseur. Voilà ce qu´il est, ton propre ātman, qui est en toutes choses. Ce qui n´est pas lui, ce qui est autre, n´est que détresse.

III, 7, 15, (et un fragment de 22- 23). Celui qui, résident dans tous les êtres, est different de tous les êtres, que les êtres ne connaissent pas, dont tous les êtres sont le corps, qui /de l´interieur agit/ de l´interieur /actionne/ dirige tous les êtres, c´est lui ton ātman, /l´agent/ le dirigeant interne, l´immortel. Voilà le point de vue des êtres. Et voici le point de vue du moi. Celui qui, rédident dans la connaissance, est différente de la connaissance, que la connaissance ne connaît pas, dons la connaissance est le corps, qui de l´interieur /actionne/ dirige la connaissance, c´est lui ton ātman, /l´agent/ le dirigeant interne, l ´immortel. […] Celui qui n´est pas vu et voit, qui n´est pas entendu et entend, qui n´est pas pensé et pense, qui n´est pas connu et connaît. Il n´est pas d´autre voyant que lui, pas d´autre auditeur, pas d´autre penseur, pas d´autre connaisseur. C´est lui ton ātman, /l´agent/ le dirigeant interne, l´immortel. Tout ce qui n´est pas lui, tout ce qui est autre, n´est que détresse.

III, 8, 11. C´est en vérité cet Éternel qui n´est pas vu et voit, n´est pas entendu et entend, n´est pas pensé et pense, n´est pas connu et connaît; il n´est pas d´autre voyant que lui, pas d´autre auditeur, pas d´autre penseur, pas d´autre connaisseur. Et c´est vraiment cet éternel qui est la trame sur laquelle l´espace est tissé.

IV, 3, 21-32. C´est là l´état qui est par-delà tout souhait, qui abolit le mal, où il n´y a pas de crainte. Comme celui qui est étreint par une femme bien-aimée ne connaît plus quoi que ce soit ni au-dehors ni au-dedans, ainsi /la personne/ l´esprit, étreint par l´ātman spirituel, ne connaît plus quoi que ce soit ni au-dehors ni au-dedans. C´est l´état où le désir est comblé, où on ne désire que l´ātman, où on ne désire pas, l´état qui est hors de la souffrance.

Là, le père n´est pas père, la mère n´est pas mère, les mondes ne sont pas mondes, les dieux ne sont pas dieux, les Véda ne sont pas Véda. Là le voleur n´est pas voleur, l´avorteur n´est pas avorteur, l´ascète n´est pas ascète. Il n´est pas suivi par le bien, il n´est pas suivi par le mal, il est alors au-delà de toutes les souffrances du cœur.

Cet être qui ne voit pas est un voyant qui ne voit pas. Le voyant ne disparaît pas chez le voyant qu´il est, étant indestructible; mais il n´y a pas une seconde chose, une chose autre et séparée qu´il puisse voir.

Cet être qui ne sent aucune odeur, etc.
Cet être qui ne goûte aucune saveur, etc.
Cet être qui ne parle pas, etc.
Cet être qui n´éntend pas, etc.
Cet être qui n´imagine pas, etc.
Cet être qui ne touche pas, etc.

Cet être qui ne connaît pas, c´est un connaissant qui ne connaît pas. Le connaisseur ne disparaît pas chez le connaisseur qu´il est, étant indestructible, mais il n´y a pas une seconde chose, une chose autre et separée, qu´il connaisse.

Là où il y a quelque chose d´autre, c´est là que l´on peut voir l´autre, sentir l´autre, goûter l´autre, exprimer l´autre, entendre l´autre, imaginer l´autre, toucher l´autre, connaître l´autre.

Cet être qui ne sent aucune odeur, etc.

Parmi les eaux, un être unique, un voyant sans objet, c´est là le monde de Brahmā. C´est là la voie suprême, l´accomplissement suprême, le monde suprême, la félicitè suprême. Les autres êtres vivent d´un atome de cette félicitè.

IV, 4, 22 (fragment) et 23. De lui, l´ātman, il faut dire non, non. Insaisissable, on ne le saisit pas. Indestructible, on ne le détruit pas. Non attachable, on ne l´attache pas. Il est sans chaînes, il ne tremble pas, il n´est jamais lésé. Il /n´est/ ne sera pas dépassé par ces deux pensées: là j´ai fait le mal, là j´ai fait le bien; il est par-delà l´une de l´autre. Ni action ni omission ne le /peinent/ consumeront.

C´est ce que dit cette strophe:

Telle est la perpétuelle majesté du brahmane;
Par les actes elle n´augmente ni ne diminue.
Il faut en découvrir les traces. Celui qui connaît
Ne sera pas souillé par les mauvaises actions.

C´est pourquoi celui qui sait ainsi, étant calme, dompté, détaché, patient, contemplatif, voit l´ātman; le mal ne le dépasse pas, il dépasse tout mal; le mal ne le consume pas, il consume tout mal. Loin du mal, loin de la passion, sans incertitude, il est un brahmane.

Extraits du Cahier III

1941

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⌈1⌉ L´ātman – que l ´âme d´un homme prenne pour corps tout l´univers. Ait avec tout l´univers le même rapport que celle d´un collectionneur à sa collection, d´un des soldats qui mouraient en criant «Vive l´Empereur» à Napoléon. L´âme se transporte, hors du corps propre, dans autre chose. Qu´elle se transporte dans tout l´univers.

Ce n´est pas seulement son devoir, mais sa nature. Démonstration: on aime n´importe quoi seulement pour soi-même (le je est la seule valeur). ⌈Dès lors⌉ le je ne saurait être fini, il y a la dimension du monde.

Le je est aussi grand que le monde; tous les sons se rencontrent dans l´oreille, etc. (Un orchestre, et ligne unique du phonographe; mais le tympan…)

S´identifier à l´univers même. Tout ce qui est moindre que l´univers est soumis à la souffrance ⌈étant partiel et par suite exposé aux forces extérieures⌉.

J´ai beau mourir, l´univers continue. Cela ne me console pas si je suis autre que l´univers. Mais si l´univers est à mon âme comme un autre corps, ma mort cesse d´avoir pour moi plus d´importance que celle d´un inconnu. De même mes souffrances.

Que l´univers entier soit pour moi, par rapport à mon corps, ce qu´est le bâton d´un aveugle, pour l´aveugle, par rapport à sa main. Il n´a réellement plus sa sensibilité dans sa main, mais au bout du bâton. [Lecture] 1

Il y faut un apprentissage.

Il s´agit en somme de perdre la perspective. (Est-ce que les préoccupations chinoises de lévitation et de perspective aérienne en peinture ne répondent pas aussi à cela?)

Mais comment, alors, continue-t-on à agir comme homme particulier? Thème de la Gītā.2

La souffrance précisément fait perdre l´univers (par exemple la douleur physique). Mais on sait qu´il continue à exister. On le sait, mais on n´est pas bien sûr. Il s´agit de devenir tel qu´on en soit sûr. Rien de plus. Cela suffit.

   Les vœux qui sont réalité sont voilés par l´irréel; ils sont, mais l´irréel les masque. C´est ainsi que l´homme, si l´un des siens vient à mourir, n´a plus le moyen de le voir. Mais tous les siens, vivants ou morts, tout ce qu´il souhaite sans l´obtenir, tout cela, il le trouve là en descendant en soi; car là existent les désirs qui sont réalité, mais que voile l´irréel.3

Si on descend en soi-même, on trouve qu´on possède exactement ce qu´on désire.

Si on désire tel être [mort], on désire un être particulier; c´est donc un mortel; et on désire cet être-là, cet être qui.., que.., etc.; bref, cet être qui est mort, tel jour, à telle heure. Et on l´a – mort.

Si on désire de l´argent, on désire une monnaie [institution], quelque chose qui ne peut être acquis que par…, par…, donc on ne le désire que dans la mesure où…; dans cette mesure l´a.

La souffrance, le vide, est en de tels cas le mode d´existence des objets du désir. Qu´on écarte le voile d´irréalité, et on verra qu´ils nous sont donnés ainsi.

Quand on le voit, on souffre encore, mais on est heureux.

⌈3⌉ Trouver l´ātman «engagé dans les ténébreuses complexités (?) du corps».4

La pluralité n´est pas;
Il court de mort en mort,
Qui croit voir la pluralité dans l´univers. 5

Grèce.

La parole de Platon: «il ne faut pas faire l´un trop vite» s´applique aussi à la recherche du Bien (de Dieu – de l ´ātman – du Tao – etc.).

Il ne faut pas faire l´un sans passer par le ὁπóσα. [Combien de…, quel nombre].

En Inde aussi certainement, passage par le ὁπóσα.

En quoi consiste-t-il?

  Cet espace qui est à l´intérieur du cœur, c´est là qu´il demeure, maître de tout, souverain de tout, seigneur de tout. Il ne se grandit pas par de bonnes actions ni ne se diminue par de mauvaises.6

Au-delà du bien et du mal. Il faut l´interpréter sans doute comme la formule taoïste: Celui qui a la haute vertu n´a pas de vertu, et c´est ainsi qu´il a la vertu. Celui qui a une vertu ordinaire a de la vertu et c´est ainsi qu´il n´a pas de vertu. 7

Se détacher aussi de la vertu. En perdre conscience.

Souverain bien négatif

Danger d´une autre interprétation (où semblent tendre plusieurs textes). ⌈Ce qui semble tout à fait absent, c´est l´idée de passion. L´incarnation.⌉

On aime un époux, une épouse, etc., toutes choses pour soi.8

Idée capitale: Restreindre son amour au sujet pur, et l´étendre à tout l´univers.

C´est la même pensée que celle des stoïciens (j´emporte avec moi tout ce que je possède).9

[4] Les choses précieuses à juste titre sont des μεταζú ⌈intermédiaires⌉.

Changer le rapport physique entre soi et le monde (physique, est-ce le mot propre?), comme par l’apprentissage, l’ouvrier change le rapport physique entre soi et l’outil. (Le marin entre soi et le bateau.) Blessures: c’est le métier qui rentre dans le corps. Que toute souffrance fasse rentrer l’univers dans le corps.

L’Outil fait perdre un mode de sensibilité, le remplace par un autre. On ne sent pas sa fatigue, sa souffrance: on sent la fraise appuyer sur la pièce, comment elle appuie. Tous les métiers reposent sur des transports de sensibilité. Levier – en se baissant, on sent qu’on lève.

Habitude, habilité, transport de la conscience dans un objet autre que le corps propre.

Que cet objet soit l’univers, les saisons, le soleil, les étoiles.

Qu’on sente l’espace.

Brahman est espace.

Giotto.

Le rapport entre le corps et l’outil change, dans l’apprentissage. Il faut changer le rapport entre le corps et le monde.

Changements dans la durée.

On ne se détache pas, on change d’attachement. S’attacher à tout.

Cela qu’on hait, on pourra parvenir à l’aimer. Sentir sa haine jusqu’au bout. Savoir ce que l’on hait.

Par chaque sentiment, en descendant, joindre l’ātman.

Qui hait?

Ce n’est pas moi qui suis là. C’est vrai. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas moi qui suis en ce point de l’espace.

À travers chaque sensation, sentir l’univers. Qu’importe alors que ce soit plaisir ou douleur? Si on a la ⌈5⌉ main serrée par un être aimé, revu après longtemps, qu’importe qu’il serre fort et fasse mal?

Un degré de douleur où l’on perd le monde. Mais après, l’apaisement vient quand on le retrouve. Et, si le paroxysme revient, l’apaisement revient ensuite aussi.

Ce degré même, si on le sait, devient attente de l´apaisement, et par suite ne coupe pas le contact avec le monde.

Ce contact est la joie.

Rythme. Dans tout mode de vie, il y a un rythme à aimer. Toute vie, si artificielle soit-elle, est liée à la rotation diurne du ciel et aux saisons, sans quoi on mourrait. Par ce rythme, on reste lié au soleil et aux étoiles. Les sentir à travers ce rythme, comme par un bâton d’aveugle.

On ne choisit pas les sensations. Mais on choisit (sous la condition d’un apprentissage) ce qu’on sent à travers elles. Large part de choix. Exemples.

Ne pas franchir trop tôt les μεταζú. Grande règle. Ou on oublie que ce sont des μεταζú, ou on les franchit trop tôt.

La douleur est un μεταζú.

La mort… (une certaine manière de croire à l’immortalité lui ôte son efficacité de μεταζú).

Tout ce qui arrache.

Il ne faut pas lutter contre, au contraire. Ainsi l’amour dans le Phèdre […]

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[9] Il y a deux manières de changer pour autrui la manière dont il lit les sensations, son rapport avec l’univers: la force (celle dont la guerre est la forme extrême) et l’enseignement. Ce sont deux actions sur l’imagination. La différence est qu’il ne s’associe pas à la première (il réagit seulement) et il s’associe à la seconde.

Peut-être que: par l’usage de la force on peut abaisser les autres, ou empêcher qu’ils ne soient abaissés; on ne peut les élever que par l’enseignement.

Il y a une troisième manière, le beau (l’exemple).

Peut-on combiner la première à l’une des deux autres?

Il n’est ⌊peut-être⌋ permis de faire qu’un usage négatif de la force.

Différence entre l’esprit de la Bhagavad-gītā et celui de la légende de Jeanne d’Arc, différence capitale: il fait la guerre quoique inspiré par Dieu, elle fait la guerre parce que inspirée par Dieu.

(Penser Dieu, aimer Dieu, ce n’est pas autre chose qu’une certaine manière de penser le monde.)

La guerre est le prestige par excellence. Le maniement des armes peut avoir pour objet de mettre fin au prestige (Marathon), ou d’installer un prestige durable (Empire romain). Dans le premier cas il y a une contradiction interne, dans le second, non. Une fois les armes mises à nu, la domination du prestige est installée; la non-résistance n’est qu’un moyen privé de Dieu. Le contact avec la force, de quelque côté qu’on prenne contact (poignée ou pointe de l’épée) prive un moment de Dieu. De là la Bhagavad-gītā. La Bhagavad-gītā et l’Évangile se complètent.

Aussi y a-t-il quelque chose d’essentiellement faux dans l’Ancien Testament (certaines parties), comme aussi dans l’histoire de Jeanne d’Arc; ces voix font partie du prestige. Jehovad aussi.

Si juste soit la cause du vainqueur, si juste soit la cause du vaincu, le mal que fait soit la victoire, soit la défaite, n’est pas moins inévitable. Espérer y échapper est défendu. C’est pourquoi le Christ n’est pas descendu de la croix et ne s’est pas même souvenu, au moment le plus douloureux, qu’il ressusciterait. C’est pourquoi l’autre n’a pas déposé les armes et arrêté la bataille.

N’est-il pas vrai peut-être que la conquête n’est pas autre chose qu’une mauvaise manière de chercher l’ātman identique au brahman? L’homme a besoin d’être seul dans l’univers pour être identique à l’univers. (Mais s’il est seul en supprimant les autres, sa perspective est la seule.) J’ai le droit de m’approprier toutes choses, et les autres y font obstacle. Je dois prendre les armes pour écarter cet obstacle. Mais cette appropriation peut être regardée comme infinie – ou comme finie, si quelque chose de fini, par exemple un champ, fournit l’équivalent de l’univers. Dans le second cas, je n’ai pas de raison de ne pas vouloir ⌈11⌉ que les autres possèdent l’univers sous forme d’un objet fini, ces objets finis devant avoir des rapports harmonieux. Je ne veux alors infliger à l’ennemi qu’un dommage limité, mais je ne puis, car l’usage des armes enferme l’illimité. ⌈…⌉

⌈14-15: Chāndogya-upaniad, VIII, 3⌉

⌈16⌉ CU, VIII,3. Perdre quelqu’un: on souffre que le mort, l’absent, soit devenu de l’imaginaire, du faux. Mais le désir qu’on a de lui n’est pas imaginaire. Descendre en soi-même, où réside le désir qui n’est pas imaginaire. Faim; on imagine des nourritures; mais la faim elle-même est réelle; se saisir de la faim.

La perte du contact avec la réalité, c’est le mal, c’est la tristesse. Il y a des situations qui causent cette perte, privation, douleur. Le remède est de prendre le besoin même comme intermédiaire pour atteindre la réalité. La présence du mort est imaginaire, mais son absence est bien réelle; elle est désormais sa manière d’apparaître […]

[28] […] [Début de Bhad-ārayaka-upaniad [I, 3, 2-16]: il y a du bien et du mal dans la voix, le souffle (prāa), la vue, l´ouïe, le manas, mais non dans le souffle qui est dans la bouche (āsanya prāṇam); les asura [démons], voulant le percer du mal, périrent; la mort a été par lui chassée au bout du monde. Puis il transporte au-delà de la mort la voix, d´où le feu; le souffle, d´où le vent; la vue (l´œil), d´où le soleil; l´ouïe, d´où les régions de l´espace; le manas, d´où la lune.] […]

[53] […] Gītā. Deux sens possibles? Tuer en soi-même les maîtres, les amis, les parents? Mort intérieure.

Tuer est toujours se tuer. Deux manières de se tuer, suicide (Achille) ou détachement.

Il y a une troisième manière de tuer, c´est de ne pas savoir que ceux qu´on tue existent – sinon comme chose-à-tuer. (Reste de Iliade; Espagne.)

Tuer par la pensée tout ce qu´on aime; seule manière de mourir. Mais seulement ce qu´on aime.

Ne pas désirer que ce qu´on aime soit immortel.

Ceux que tu vas tuer sont mortels.

Devant un être humain, quel qu´il soit – ne le désirer ni immortel, ni mort […]

[58] […] Le “souffle de la bouche” (dans les upaniṣad), non transpercé du mal comme le souffle du nez (odorat), la parole, la vue, l´ouïe, la pensée (manas), n´est-ce pas ce qui est actif – (jouant le rôle de l´effort chez Maine Biran)? […]

[63] […] [“Souffle”, “souffle qui est dans la bouche” dans les upaniṣad; technique respiratoire du yoga (sur laquelle je ne sais rien), forme de la même idée?

Associer le rythme de la vie du corps (la respiration y mesure le temps) à celui du monde (rotation des étoiles), sentir constamment cette association (sentir, non pas simplement savoir), et sentir aussi l´échange perpétuel de matière par lequel l´être humain baigne dans le monde.

Ce que rien ne peut ôter à un être humain, tant qu´il vit – comme mouvement où la volonté a prise, respiration (hors de cela, ou transformations organiques sur lesquelles, sauf exception, la volonté n´a pas prise, ou mouvement des membres que des chaînes peuvent empêcher), comme perception, l´espace (même dans un cachot, même les yeux et les tympans crevés, tant qu´on vit, on perçoit l´espace).

Attacher à cela les pensées dont on désire que nulle circonstance ne puisse priver.]

[64] Sentir sa durée propre est aussi le temps du monde.

Considérer l´idée (dans les upaniṣad) du mérite des œuvres qui s´épuise. (Mérite correspondant aux seules bonnes actions.) Font monter, mais élévation limitée, et au bout d´un temps limité descente.

Les difficultés morales réelles ne ressemblent jamais aux abstraites ou imaginaires, parce que dans celles-ci il n´y a pas plusieurs lectures, les données étant fournies par hypothèse.

Difficulté réelle, choix des lectures.

[Chercher la Kena-upaniṣad. Brahman, connu des insensés, inconnu des sages.]

[Kaṭhaupaniṣad. Ātman: maître du char – Corps: char – Buddhi: cocher – Manas [impulsions?]: rênes – Sens: chevaux – Objet des sens: routes – Soi, sens et impulsions réunis: celui qui goûte (jouit)]

[Chez insensé, sens hors de contrôle [sens, prāṇa?]. ]

[L´homme qui a la raison pour cocher et tient ferme les rênes du manas va à Viṣṇu.] […]

Deux compagnons sur le même arbre; l´un dévore le fruit, l´autre le regarde.

Rouler le ciel comme une peau (un tapis).

MuṇḍakaU.

Oṃ: arc – ātman: trait – brahman: but. Id. III, II, 3, grâce.

(Arc, i.e., μεταζú.)

Comme les rayons dans le moyeu, à l´endroit précis où les canaux se joignent à l´intérieur… (ainsi l´ātman) […]

[68] Sauf si on est ermite dans les forêts, et sans recevoir d´aucun être humain ce qui est nécessaire à la vie, on a beau s´élever au-dessus des μεταζú, on reste dans la sphère du bien et du mal par les rapports avec ceux des autres qui s´y trouvent. Le problème du bien et du mal ne peut donc disparaître dans le mouvement ascendant.

Bien chanter le son o.

Dharma [devoir]. Mais…?

Dans une situation donnée, toute action possible comporte une certaine proportion de bien et de mal, ou plutôt, la proportion n´étant pas mesurable, un certain mélange. Le dharma est une règle pour le choix du mélange convenable à un homme. Ainsi Rāma, faire du mal à son épouse plutôt qu´à son peuple, quoiqu´il sache que l´épouse est dans le vrai et le peuple dans le faux, mais parce qu´il est roi. La même règle lui fait tuer le śūdra.

S´il pense qu´il est mal de tuer le śūdra, il faut savoir s´il est possible d´établir peu à peu un autre équilibre stable où un śūdra puisse agir ainsi sans châtiment. En attendant, il doit le tuer.

Mais cela n´est bon que dans une société stable. Ces gens n´ont pas fait de règles pour les sociétés instables.

Que devient le dharma dans un pays conquis? Les devoirs envers le conquérant? (S´informer.)

Si le peuple avait désiré que Rāma sacrifie, sur une fausse accusation, un homme vil? Non.

[69] En Inde, quel est, dans chaque μεταζú, la notion centrale? Saveur pour la poésie. Pour l´art militaire? Le cambriolage?

Rāma. Non-intervention. Ce n´est pas lui qui agit en chassant sa femme, en tuant le śūdra, c´est le peuple. Un roi doit se conformer à l´imagination du peuple. Oui mais dans quelle mesure? Avec quelles limites?

Si l´accomplissement du dharma enveloppe des injustices – ce qui est toujours le cas – il faut alors être prêt à commettre la même injustice, pour le dharma, contre ce qu´on aime le plus.

La vue claire du mal, souffrir jusqu´ à la défaillance physique.

Gītā. Faut-il en conclure que la fuite hors du monde des brahmanes âgés n´est pas le déliement du dharma; c´est simplement leur dharma; et par suite mélangé de mal, comme tous les autres? Seulement ce mal ne les souille pas; les rois non plus, au même niveau.

Si l´épouse de Rāma n´était pas au même niveau que lui, ce mal s´attacherait à elle, quoique innocente – et non à lui.

MāṇḍūKyaupaniṣad. Quatre états. Quatre aussi dans Platon. Mais, en apparence, rien de commun.

Veille. Conscience tournée vers l´extérieur. | Rêve, conscience tournée vers [70] l´intérieur. | Sommeil profond, sans désir ni rêve, conscience recueillie en soi- même. | Conscient ni de l´extérieur ni de l´intérieur ni des deux; ni conscient ni inconscient, uniquement conscient de soi (???), insaisissable: l´ātman.

Représenté par A-U-M et l´ensemble des trois.

Si la veille est l´ensemble des rapports pratiques avec le monde, régis par les besoins; le rêve, la passion, désir et colère; le «sommeil profond», l´intelligence intuitive; le quatrième état, l´équilibre des trois, il y a accord […]

L´évocation des biens temporels dans les upaniṣad (Puissé-je!…- Il… celui qui sait ainsi), moyen de tourner l´énergie vitale vers le meilleur?

| homme/ombre | cela/ceci | ātman/prāṇa |

La nourriture.

Taittirīya – Rejetant le mal dans son corps.

Aujourd´hui, analogie entre respiration et combustion. Dans l´Inde antique, entre respiration et sacrifice. C´est la même analogie, le même lien entre l´homme et le monde – et quelle différence!

Roue, rayons et moyeu […]

[71] Des actes qui élèvent et abaissent, comme les mouvements du gouvernail de profondeur dans un avion, indirectement. Mais qu´en sait-on? Comme on sait que la géométrie a une application technique, par l´expérience?

Oui, mais expérience singulièrement limitée. Car je ne vais pas me mettre, par exemple, à voler pour voir l´effet du vol sur l´âme.

L´observation d´autrui doit suppléer, mais c´est difficile.

Qu´est-ce qui, là-dedans est a priori, qu´est-ce qui est a posteriori? Kant n´aide que faiblement à s´en rendre compte. Les upaniṣad n´aident |pas | guère. La Gītā, non plus, car le dharma

Il m´est permis d´accomplir une action si je peux l´accomplir sans m´abaisser. Oui, mais si je fais du mal à autrui?

Mais, précisément, savoir (savoir de toute son âme!) qu´autrui existe réellement, c´est ce qui est le plus précieux et le plus désirable.

On s´enferme dans la bouteille en limitant l´effort à la lutte contre les fantômes intérieurs ou en lui accordant le premier plan. Ces fantômes sont seulement des voiles.

Niveaux de lectures, lectures superposées.

Par quel effet de la providence suppose-t-on que les actions de moi qui font du mal à autrui (comme malheur) n´en font aussi à moi (comme péché)?

Mes actions augmentent ou diminuent l´épaisseur du voile qui me sépare de l´univers et des autres. Comme les gestes par lesquels je manie un outil […]

[74] […] «Ce n´est pas ātman qui agit, c´est la nature.» Toute action qui a réellement eu lieu se laisse réduire à un jeu de nécessités, sans qu´il reste aucun résidu qui soit la part du moi (peut-être?). Mais on a compris ce jeu ou non.

Celui qui a compris agit autrement. Plusieurs jeux.

Si Lawrence n´avait pas réfléchi dans sa tente…

Le vent et le courant, les vagues, le gouvernail, les voiles seuls déterminent la marche du bateau. Mais celui dont le pilote a compris vogue autrement.

À voir le bateau, on ne peut dire à coup sûr que le pilote a compris, mais, le cas échéant, on peut dire à coup sûr qu´il n´a pas compris.

Gītā. L´explication est peut-être qu´il n´a plus le choix. Les deux armées sont face à face. Sa responsabilité envers les siens lui interdit de les abandonner aux armes ennemies. (Pourquoi?) Son désir de ne pas combattre est tout à fait irréel, ne peut pas (plus?) mordre sur le réel sous forme d´action.

[75] Dans une situation donnée, certains désirs (certaines pensées) peuvent, prenant forme d´action, mordre sur le monde; d´autres ne peuvent pas, mais seulement avoir des conséquences autres que leur but. (Ex. non pas se battre, mais se battre mal.)

Chercher des exemples (Il y en a beaucoup).

La délibération ne doit jamais être qu´entre les premiers. Les autres sont à rejeter dans l´imaginaire (réels seulement en ce lieu où sont les désirs réels voilés par le faux). Mais Retz: c´est la marque d´un grand esprit que de savoir distinguer l´extraordinaire de l´impossible.

Les situations dont parle Retz, où, dit-il, on ne se place que par sa faute, mais où, une fois qu´on y est, quoi qu´on fasse, on ne peut que faire mal. La Gītā concerne apparemment une situation de ce genre. Elle enseigne que même dans une telle situation le salut est là, si, tout en agissant, on rejette l´action au-dessous de soi, et si on aime Kṛṣṇa.

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Il ne passe guère de temps à démontrer à Arjuna qu´il doit combattre, parce que dès avant l´entretien il est hors de doute qu´Arjuna combattra. Délibération intérieure comme il y en a beaucoup (toutes?). Arjuna n´en est plus au moment [76] du choix. Quel est le moment du choix?

Presque toujours, le moment de la délibération ne coïncide pas avec celui du choix. On délibère quand on a déjà choisi, ou peut-être, plus rarement, quand on n´est pas encore en mesure de choisir.

Ce n´est pas toi, c´est la nature qui tue ces gens. (Peut-être y a-t-il eu seulement défaillance de pilotage?) Il ne faut pas en tirer: tout est permis. (Comment?)

Y a-t-il des actions qu´on puisse faire sans désirer le succès, et d´autres qu´on ne puisse pas faire ainsi? Ce critérium permet-il de distinguer entre les actions? Ce n´est pas si sûr.

Faire une part à l´injustice, limitée, exigée par l´ordre social. Mais quelle part? C´est donc la question […]

[78] Comme pour l´erreur et la pensée claire et distincte, il y a des pensées d´action qui, si on les fixe du regard de l´âme en suspendant son jugement, s´évanouissent comme des bulles d´air (elles ne peuvent influer sur les mouvements du corps que dans les ténèbres de l´âme), d´autres qui au contraire passent alors dans le réel en mordant sur la réalité par l´intermédiaire du corps.

[Il y a des degrés dans la clarté et la fixité du regard de l´âme; c´est donc là un résumé.]

L´impulsion de pitié d´Arjuna, au moment où elle est apparue dans son âme, était apparemment de la première espèce.

Il est déchiré entre la pitié et la nécessité du combat. Après avoir vu Viṣṇu sous sa vraie forme (et il ne l´aurait, semble-t-il, pas vu s´il n´avait été déchiré), la seconde pensée demeure seule. Quel autre critérium?

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Gītā et la légende de Jeanne d´Arc. Combattre les Anglais était le dharma de Jeanne d´Arc, quoique femme et bergère (si on prend le système des castes en un sens strictement social), mais c´était la nature qui agissait ses actions (prakṛti), non Dieu (ātman). (Gītā, XII, 29) On ne peut pas abaisser Dieu jusqu´à en faire un partisan dans une guerre. De même dans l´Ancien Testament. Dieu y est partisan. Dans Iliade, les dieux sont partisans, mais Zeus prend sa balance en or.

[79] Un acte pur (la pureté dans l´action étant comprise ainsi, comme dans la pensée) ne fera-t-il aucun mal à autrui? (Comme Rāma n´en a fait aucun au śūdra en le tuant.) Rien de moins sûr. Il y faudrait un arrangement providentiel. Pourquoi le supposer? Tout ce qu´on peut dire est que l´intention, au sens le plus fort, est de faire le moins de mal possible, tout considéré, et compte tenu des nécessités. Un mal que je ne puis éviter d´accomplir, sinon en en accomplissant un autre plus grand, ce n´est pas moi qui l´accomplis, c´est la nécessité. [Faire le bien n´est pas donné à l´homme, seulement écarter du mal.]

Le nœud est dans la comparaison des maux. Balance intérieure. Balance juste, comment?

Mais Arjuna n´en était plus au moment où l´on pèse sur la balance. Sur le champ de bataille, ce moment était dépassé par le cours du temps.

Balance d´or de Zeus, symbole à deux fins. Symbole de la nécessité aveugle, symbole de la décision du juste. Union de ces deux symboles, mystère.

L´esprit en son degré le plus haut imite en quelque sorte la matière; absent de ses pensées et de ses œuvres. Mystère suprême.

La pureté dans l´action et le temps – le moment. Enfoncer la pointe de l´action dans le cours du temps

[80] […] Gītā. Noter que le dharma, dépendant de la caste, donc de la naissance, donc de l´incarnation précédente, dépend d´un choix antérieur. Ce n´est pas qu´on n´ait pas le choix, mais que, si on se place à un moment donné, on n´a plus le choix. On ne peut plus faire autre chose; il est vain de rêver à faire autre chose; mais il est bon de s´élever au-dessus de ce qu´on fait.

[81] Par là on choisit, pour plus tard, quelque chose de meilleur.

Le moment de pitié d´Arjuna, c´est du rêve. Sa défaillance avant de tuer est comparable à la défaillance avant de mourir. À un moment donné on n´est pas libre de faire n´importe quoi. Il faut accepter aussi cette nécessité interne. Accepter ce qu´on est, à un moment donné, comme un fait, même la honte [...]

Vie et mort des autres. Être heureux qu´il y ait des êtres pensants autres que soi; grâce essentielle. Désirer la mort d´un être humain, c´est refuser cette grâce (cf. Créon). Mais être heureux, aussi, d´être mortel, qu´ils soient mortels; pour soi-même et pour eux, au même degré. Ne jamais désirer sa propre mort, mais l´accepter.

Le suicide n´est permis que quand il est seulement [82] apparent, quand il y a contrainte et qu´on a pleinement conscience de cette contrainte. De même pour l´usage de la force. C´est contrainte, non grâce, prakṛti, non ātman.

Choix illusoire. Quand on croit qu´on a le choix, c´est qu´on est inconscient, enfermé dans l´illusion, et on est alors un jouet. On cesse d´être un jouet en s´élevant au-dessus de l´illusion jusqu´à la nécessité, mais alors il n´y a plus de choix, une action est imposée par la situation elle-même clairement aperçue. Le seul choix est celui de monter […]

L´action ainsi accomplie est un levier. Peutêtre mène-t-elle à des situations meilleures – où le devoir est moins mêlé de mal. Peut-être seulement.

On n´est pas souillé par les actions dont on est ainsi absent (ainsi, car il y a une autre manière d´être absent), bien qu´elles soient mélangées de mal.

Il faut être également absent du bien.

Agir non pas pour quelque chose, mais parce qu´on ne peut pas faire autrement.

Balance juste; c´est le corps qui est la balance, car à chaque moment il ne peut faire qu´une action. Il est [83] une balance juste quand l´attention est égale.

Maintenir la paix constitue une action méthodique sur l´imagination des hommes. Quand cette action n´a pas été accomplie, la paix n´est plus là, et le désir qu´on en a est faux, sinon dans cette région de l´être où sont les désirs réels enveloppés de faux. La seule question est la part qu´on y prendra. Cette part dépend du karman.

Il est facile, là, de se tromper, comme il est facile de mettre le mot qui ne convient pas au point culminant d´un poème; et l´erreur crée un nouveau karman.

Celui qui est présent dans le mal qu´il fait sera présent aussi dans le mal qu´il souffre. Celui qui n´est pas présent dans le mal qu´il fait sera d´une certaine manière absent du mal qu´il souffre, même dans la sueur de sang, la supplication vaine, et l´angoisse de l´abandon.

Souffrir le mal est affreux quand on y est présent. Ovide. Enfer.

L´inverse aussi est vrai; celui qui est présent dans le mal qu´il souffre sera présent aussi dans le mal qu´il fera.

Penser le bien public comme on pense une figure de géométrie […]

[86] […] Illusion. Non pas que les choses nous fassent croire qu´elles sont réelles, car elles le sont en un sens. Mais elles nous font croire qu´elles sont réelles autrement qu´elles ne le sont.

Elles nous font croire qu´elles existent plus ou moins les unes que les autres, notamment.

Puisse l´univers tout entier, d´un caillou à mes pieds jusqu´aux lointaines étoiles, avec tout ce qui se trouve entre, exister pour moi à tous moments autant [87] qu´Agnès pour Arnolphe ou la cassette pour Harpagon.

Second corps. Le bâton d´aveugle en est un exemple, la cassette d´Harpagon un autre.

Que tout l´univers | devienne | pour moi un second corps dans les deux sens.

On n´y parvient que par une transformation méthodique de soi-même.

C´est par l´action – une certaine action, non immédiate, exigeant un apprentissage – que le bâton d´aveugle devient un prolongement du corps.

C´est par le désir ( Ἔρως) que la cassette d´Harpagon devient un prolongement du corps.

Désir non rassasié, insatiable par lui-même. L´impossibilité de le rassasier en est la vérité, l´espoir de le rassasier est le faux. Les belles choses frappent le cœur de cette impossibilité. Posséder tout l´univers et chaque chose comme Harpagon sa cassette sans en être rassasié. On posde alors le non-rassasiement. (Et en même temps posséder tout l´univers et chaque chose comme un capitaine son navire.) Le non-rassasiement essentiel est un contact avec une autre réalité, une possession d´une autre sorte.

Chaque désir, si on y porte l´attention, satisfait (relativement) ou non, est un chemin vers le non-rassasiement.

[88] «Alors, s´élevèrent d´immenses clameurs, et tous les êtres, et tous les désirs.»

Īṣāupaniṣad.

«En plus de ténèbres», s´attacher à ce qui n´est pas de ce monde, et croire le penser, penser quelque chose en en parlant, alors qu´on subit, dans sa chair et dans son âme (l´âme vivante), non la mort proprement dit, mais un équivalent, une blessure portée par la nécessité qui fait éprouver qu´on est mortel. Il faut mourir – non se suicider, mourir, être tué, non littéralement, mais presque, sentir du fait des choses extérieures le froid de la mort.

«Par le savoir on se nourrit d´immortalité.» Résurrection. Quand on a senti le froid de la mort – à moins qu´on ne se hâte de l´oublier, ou qu´on en soit glacé – on passe au-delà, et le même univers devient un breuvage d´immortalité.

Non-devenir et devenir. Même opposition renversée (si ces termes sont bien traduits). [Cf. CU. L´univers fut d´abord non-être; puis il devint être; puis il se développa; samabhavat.] Le devenir est [89] le côté positif de l´ignorance, le non-devenir le côté négatif de la connaissance. Plus de nuit en s´attachant à la connaissance seule qu´en n´y ayant pas accès. Plus de nuit en s´attachant au devenir seul qu´en n´y ayant pas accès.

Par la dissolution ayant traversé la mort.

Par le devenir il mange l´immortel. Le devenir même est sa nourriture immortelle.

C´est parce qu´on croit à cette illusion qu´on souffre la mort. En souffrant la mort consciemment on dissipe l´illusion, et on retrouve alors la réalité […]

De l´illusion à la souffrance mortelle.

De la souffrance mortelle à la conscience de l´illusion […]

Double mouvement. Cercle. Retour à l´inférieur transfiguré.

Le monde est sa nourriture immortelle.

Double passage de la mort. Privation des créatures; privation de l´être séparé, absence de Dieu. «Mon Dieu, pourquoi m´as tu abandonné?» Mort par la non-connaissance, mort par le non-devenir.

Ceux qui assassinent ātman. Quiconque souhaite que ce qui est ne soit pas (Marc Aurèle). Quoi encore? – Tout désir tue ātman.

Passé, présent, futur – Les trois yeux de Śiva.

Contre l´atomisme. Pas d´autre vide que le non-manifesté.

[90] Tchouang-Tseu. «Ne faisant rien, il n´est rien qu´Il ne fasse.»

Celui qui sait, ce n´est pas celui pour qui toutes choses sont devenues ātman; c´est au contraire celui pour qui ātman est devenu toutes choses.

Śaṅkara. «L´action, n´étant pas opposée à l´ignorance, ne peut l´éloigner, mais la connaissance dissipe l´ignorance comme la lumière dissipe les ténèbres.»

L´action bonne ne mène pas à la connaissance, mais en découle. (?)

A-U-M. Le quatrième, s´il n´est pas exprimé par une lettre, est-ce parce qu´il est inexprimable, ou n´est-ce pas plutôt parce qu´il est le rapport des trois? (Platon, la justice.) Les trois états correspondent peutêtre assez bien à l´hydre, au lion et à l´homme.

Le plus haut étant impensable, pour le penser, il faut le penser par le pensable. Il faut un lien. Les mathématiques en fournissent un modèle.

Śaṅkara, ignorance: lien des passions, des affections terrestres – exactement comme Platon. Ce sont les voiles (nuages) sans lesquels ātman brille au loin de sa propre splendeur.

Arjuna s´est arrêté avant d´agir. C´est pourquoi son action est bonne. S´arrêter n´est pas hésiter. Deux manières de s´arrêter.

Ésot[érisme] musulman – fanâ – extinction (nirvāa), et plus haut fanâ el fanâi, extinction de l´extinction. Est-ce le retour au monde?

[91] «S´imaginant d´abord qu´il est l´âme vivante, l´homme devient effrayé comme une personne qui prend par erreur un morceau de corde pour un serpent; mais sa crainte est éloignée par la certitude qu´il n´est pas en réalité cette âme vivante, mais Atmā même.» […]

[106] Gītā. Volonté attachée aux fruits: rajas. Livrée aux émotions: tamas.

La question d´Arjuna.

[Bhagavadgītā, II, 54b. Texte en devanāgarī et transcription]

Celui qui possède la lumière, comment parle-t-il? Comment s´assoit-il? Comment marche-t-il?

[Celui dont la pensée est stable, comment parle-t-il? Comment s´assied-il? Comment marche-t-il?]

C´est la vraie question.

[Les objets des sens disparaissent d´abord, puis la sensibilité.]

Remarquer qu´il est dit du yogin: regarder du même œil amis et ennemis, etc. non pas n´avoir ni amis ni ennemis.

[BhG, VI, 20. Texte en devanagārī et transcription]

Quand la pensée (cit) s´arrête suspendue par le yoga, et que l´homme découvre ātman [soi], [il] trouve sa satisfaction en soi.

C´est toujours le temps qui
est au premier plan.

[BhG, VI, 26. Texte en devanāgarī et transcription]

Toutes les fois que le manas [le mental] remuant, mobile, prétend s´extérioriser, chaque fois il faut le réfréner et le ramener en soi à la soumission.

[BhG, VI, 25b. Texte en devanāgarī et transcription]

Ayant obligé le manas [mental] à demeurer dans l´ātman [soi], il ne faut plus penser à autre chose?

ou: [il faut], s´enferment en soi, ne plus penser.

[BhG, VIII, 12. Texte en devanagārī et transcription]

Emprisonnant en soi la faculté de percevoir (?), retenant en soi le souffle vital…

[Ayant clos toutes les portes et enfermé le mental dans le cœur, ayant fixé son souffle dans la tête, il maintient la concentration vers l´union.]

Ne pas lire? [sens de manas?]             

 Images du soleil
vacillant dans l´eau
sans s´affecter les unes
les autres, ni le soleil.

[107] Quelque existence que conçoive celui qui meurt, c´est celle-là qu´il vit – un jour de Brahmā, mille yuga [ère du monde].

Deux puruṣa [esprit] un destructible, un indestructible; un troisième est supérieur aux deux.

«Tu verras tous les êtres en toi-même, puis en moi.» Refus de l´objet comme μεταζú vers la réalité de l´objet, laquelle n´est pas donnée.

Quel est le secret que la nature est sur le point de dire, quand on la regarde comme on regarde une statue grecque? Ce n´est pas ce qu´enseigne la science, et pourtant ce n´est pas sans rapport avec l´enseignement de la science.

Chaque chose reflétée, transposée dans chaque autre […]

[122-123] [BhG, XVIII, 45-49. Texte en devanāgarī et transcription]

C´est en s´attachant chacun à sa tâche propre que les hommes atteignent la perfection; écoute comment.

C´est en honorant par l´activité qui lui est dévolue l´être d´où vient l´impulsion de la vie et par lequel tout cet univers a été déployé, que l´homme trouve la perfection.

Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, son devoir propre qu´assumer, même pour l´accomplir en perfection, la tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune tache à accomplir le devoir que sa nature assigne à chacun.

Il ne faut pas, ô fils de Kuntī, se dérober à l´acte, même s´il apparaît coupable, qu´impose à chacun sa naissance; car comme le feu se mêle de fumée, toute activité se mêle d´imperfection.

L´esprit libre de tout attrait, maître de soi, affranchi de tout désir, s´élève par le détachement à la perfection suprême qu´est la suppression de l´acte.

[BhG, XVIII, 57. Texte en devanāgarī et transcription]

Ne voyant que moi, rapportant à moi en pensée toutes les actions, tendant l´effort de ton intelligence, demeure toujours l´esprit de moi.

[BhG, III, 35b. Texte en devanāgarī et transcription]

Plutôt périr en persévérant dans son dharma [devoir]; le dharma d´un autre n´apporte que malheur.

[BhG, IV, 20b-21b. Texte en devanāgarī et transcription]

Si affairé qu´il puisse être, en réalité il n´agit pas.

N´accomplissant les actes qu´avec le [seul] corps, il ne contracte aucune souillure […]

[125] [BhG, XVIII, 59-60. Texte en devanāgarī et transcription]

Muré dans l´égoïsme, tu dis: je ne veux pas combattre. Ta résolution sera vaine, la natura t´y contraindra.

Ô fils de Kuntī, étant lié par ton propre karman, né de ton propre être, tu seras obligé inévitablement [tu le feras malgré toi-même] d´accomplir ce que par ignorance tu ne désires pas faire.

YUDH, combattre.

[(59-60) Quand, esclave de la pensée propre, tu refuses de combattre, ta résolution est vaine; ta nature intime l´emportera | lié, ô fils de Kuntī, par la tâche innée, ce que dans ton erreur tu te refuses à faire, tu le feras, fût-ce contre ton gré.] […]

[128] [BhG, IV, 18. Texte en devanāgarī et transcription]

[? Celui qui peut voir l´inaction dans l´action et l´action dans l´inaction, celui-là est sage parmi les hommes; il est équilibré alors qu´il agit l´action]

[Qui dans l´action sait voir la non-action et dans la non-action l´action, celui-là a le discernement du sage parmi les hommes, il a réalisé l´unité, il est l´agent universel des actes.]

[BhG, XIII, 29. Texte en devanāgarī et transcription]

|La matière même accomplissant toutes les actions ……….. (?)

[Celui] qui voit ātman n´agit pas, celui-là voit. |

[Qui voit que partout les actes sont l´œuvre de la seule prakṛti et que le soi n´est pas l´agent, celui-là voit.]

[129] [CU, VII, 22. Texte en transcription]

C´est seulement quand on saisit le bonheur qu´on sacrifie. On ne sacrifie pas quand on éprouve l´absence de bonheur, mais quand on éprouve le bonheur.

Il faut désirer connaître le bonheur.

[CU, VII, 12, 7-9 Texte en transcription]

[On appelle brahman l´espace extérieur à l´homme – même que celui intérieur à l´homme – même que celui au-dedans du cœur. Plein, immuable.]

[Ce qu´on appelle brahman est cet espace à l´extérieur de l´homme. Et cet espace à l´extérieur de l´homme est celui-là même qui est à l´intérieur de l´homme. Et cet espace à l´intérieur de l´homme est celui-là même qui est au-dedans du cœur. C´est la plénitude, l´immuable.] […]

[130] [CU, III, 19, 3a. Texte en transcription]

Puis ce qui naquit (?) fut le soleil. À sa naissance (?), des clameurs s´élevèrent immenses, et tous les êtres et tous les désirs […]

[151] [Textes de Īśā.U et BĀU]

La pesanteur et la grâce

1941-1942. Selección de G. Thibon, 1947

1. LA PESANTEUR ET LA GRÂCE

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Tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par des lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception.
Il faut toujours s’attendre à ce que les choses se passent conformément à la pesanteur, sauf intervention du surnaturel.
Deux forces règnent sur l’univers: lumière et pesanteur.
Pesanteur. – D’une manière générale, ce qu’on attend des autres est déterminé par les effets de la pesanteur en nous; ce qu’on en reçoit est déterminé par les effets de la pesanteur en eux. Parfois cela coïncide (par hasard), souvent non.
Pourquoi est-ce que dès qu’un être humain témoigne qu’il a peu ou beaucoup besoin d’un autre, celui-ci s’éloigne? Pesanteur.

Lear, tragédie de la pesanteur. Tout ce qu’on nomme bassesse est un phénomène de pesanteur. D’ailleurs le terme de bassesse l’indique.
L’objet d’une action et le niveau de l’énergie qui l’alimente, choses distinctes.
Il faut faire telle chose. Mais où puiser l’énergie? Une action vertueuse peut abaisser s’il n’y a pas d’énergie disponible au même niveau.

Le bas et le superficiel sont au même niveau. Il aime violemment mais bassement: phrase possible. Il aime profondément mais bassement: phrase impossible.

S’il est vrai que la même souffrance est bien plus difficile à supporter par un motif élevé que par un motif bas (les gens qui restaient debout, immobiles, de une à huit heures du matin pour avoir un œuf, l’auraient très difficilement fait pour sauver une vie humaine), une vertu basse est peut-être à certains égards mieux à l’épreuve des difficultés, des tentations et des malheurs qu’une vertu élevée. Soldats de Napoléon. De là l’usage de la cruauté pour maintenir ou relever le moral des soldats. Ne pas l’oublier par rapport à la défaillance.
C’est un cas particulier de la loi qui met généralement la force du côté de la bassesse. La pesanteur en est comme un symbole.

Queues alimentaires. Une même action est plus facile si le mobile est bas que s’il est élevé. Les mobiles bas enferment plus d’énergie que les mobiles élevés. Problème: comment transférer aux mobiles élevés l’énergie dévolue aux mobiles bas?

Ne pas oublier qu’à certains moments de mes maux de tête, quand la crise montait, j’avais un désir intense de faire souffrir un autre être humain, en le frappant précisément au même endroit du front.
Désirs analogues, très fréquents parmi les hommes.
Plusieurs fois dans cet état, j’ai cédé du moins à la tentation de dire des mots blessants. Obéissance à la pesanteur. Le plus grand péché. On corrompt ainsi la fonction du langage, qui est d’exprimer les rapports des choses.

Attitude de supplication: nécessairement je dois me tourner vers autre chose que moi-même, puisqu’il s’agit d’être délivré de soi-même.
Tenter cette délivrance au moyen de ma propre énergie, ce serait comme une vache qui tire sur l’entrave et tombe ainsi à genoux.
Alors on libère en soi de l’énergie par une violence qui en dégrade davantage. Compensation au sens de la thermodynamique, cercle infernal dont on ne peut être délivré que d’en haut.
L’homme a la source de l’énergie morale à l’extérieur, comme de l’énergie physique (nourriture, respiration). Il la trouve généralement, et c’est pourquoi il a l’illusion – comme au physique – que son être porte en soi le principe de sa conservation. La privation seule fait sentir le besoin. Et, en cas de privation, il ne peut pas s’empêcher de se tourner vers n’importe quoi de comestible.
Un seul remède à cela: une chlorophylle permettant de se nourrir de lumière.
Ne pas juger. Toutes les fautes sont égales. Il n’y a qu’une faute: ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière. Car cette capacité étant abolie, toutes les fautes sont possibles.
«Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’envoie.»
Nul autre bien que cette capacité.

Descendre d’un mouvement où la pesanteur n’a aucune part… La pesanteur fait descendre, l’aile fait monter: quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur?
La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.
La grâce, c’est la loi du mouvement descendant.
S’abaisser, c’est monter à l’égard de la pesanteur morale. La pesanteur morale nous fait tomber vers le haut.

Un malheur trop grand met un être humain au-dessous de la pitié: dégoût, horreur et mépris.
La pitié descend jusqu’à un certain niveau, et non au-dessous. Comment la charité fait-elle pour descendre au-dessous?
Ceux qui sont tombés si bas ont-ils pitié d’eux-mêmes?

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2. VIDE ET COMPENSATION

Mécanique humaine. Quiconque souffre cherche à communiquer sa souffrance – soit en maltraitant, soit en provoquant la pitié – afin de la diminuer, et il la diminue vraiment ainsi. Celui qui est tout en bas, que personne ne plaint, qui n’a le pouvoir de maltraiter personne (s’il n’a pas d’enfant ou d’être qui l’aime), sa souffrance reste en lui et l’empoisonne.
Cela est impérieux comme la pesanteur. Comment s’en délivre-t-on? Comment se délivre-t-on de ce qui est comme la pesanteur?
Tendance à répandre le mal hors de soi: je l’ai encore! Les êtres et les choses ne me sont pas assez sacrés. Puissé-je ne rien souiller, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans ma pensée. Même dans les pires moments je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto, Pourquoi donc autre chose? Pourquoi par exemple un instant de la vie d’un être humain qui pourrait être un instant heureux?

Impossible de pardonner à qui nous a fait du mal, si ce mal nous abaisse. Il faut penser qu’il ne nous a pas abaissés, mais a révélé notre vrai niveau.
Désir de voir autrui souffrir ce qu’on souffre, exactement. C’est pourquoi, sauf dans les périodes d’instabilité sociale, les rancunes des misérables se portent sur leurs pareils.
C’est là un facteur de stabilité sociale.

Tendance à répandre la souffrance hors de soi. Si, par excès de faiblesse, on ne peut ni provoquer la pitié ni faire du mal à autrui, on fait du mal à la représentation de l’univers en soi.
Toute chose belle et bonne est alors comme une injure.
Faire du mal à autrui, c’est en recevoir quelque chose. Quoi? Qu’a-t-on gagné (et qu’il faudra repayer) quand on a fait du mal? On s’est accru. On est étendu. On a comblé un vide en soi en le créant chez autrui.
Pouvoir faire impunément du mal à autrui – par exemple passer sa colère sur un inférieur et qu’il soit forcé de se taire – c’est s’épargner une dépense d’énergie, dépense que l’autre doit assumer. De même pour la satisfaction illégitime d’un désir quelconque. L’énergie qu’on économise ainsi est aussitôt dégradée.

Pardonner. On ne peut pas. Quand quelqu’un nous a fait du mal, il se crée en nous des réactions. Le désir de la vengeance est un désir d’équilibre essentiel. Chercher l’équilibre sur un autre plan. Il faut aller par soi-même jusqu’à cette limite. Là on touche le vide. (Aide-toi, le ciel t’aidera…)

Maux de tête. À tel moment: moindre douleur en la projetant dans l’univers, mais univers altéré; douleur plus vive, une fois ramenée à son lieu, mais quelque chose en moi ne souffre pas et reste en contact avec un univers non altéré. Agir de même avec les passions. Les faire descendre, les ramener à un point, et s’en désintéresser. Traiter ainsi notamment toutes les douleurs. Les empêcher d’approcher les choses.
La recherche de l’équilibre est mauvaise parce quelle est imaginaire. La vengeance. Même si en fait on tue ou torture son ennemi c’est, en un sens, imaginaire.
L’homme qui vivait pour sa cité, sa famille, ses amis, pour s’enrichir, pour accroître sa situation sociale, etc. – une guerre, et on l’emmène comme esclave, et dès lors, pour toujours, il doit s’épuiser à l’extrême limite de ses forces, simplement pour exister.
Cela est affreux, impossible, et c’est pourquoi il ne se présente pas devant lui de fin si misérable qu’il ne s’y accroche, ne serait-ce que de faire punir l’esclave qui travaille à ses côtés. Il n’a plus le choix des fins. N’importe laquelle est comme une branche pour qui se noie.
Ceux dont on avait détruit la cité et qu’on emmenait en esclavage n’avaient plus ni passé ni avenir: de quel objet pouvaient-ils emplir leur pensée? De mensonges et des plus infimes, des plus pitoyables convoitises, prêts peut-être davantage à risquer la crucifixion pour voler un poulet qu’auparavant la mort dans le combat pour défendre leur ville. Sûrement même, ou bien ces supplices affreux n’auraient pas été nécessaires.
Ou bien il fallait pouvoir supporter le vide dans la pensée.
Pour avoir la force de contempler le malheur quand on est malheureux, il faut le pain surnaturel.
Le mécanisme par lequel une situation trop dure abaisse est que l’énergie fournie par les sentiments élevés est – généralement – limitée; si la situation exige qu’on aille plus loin que cette limite, il faut avoir recours à des sentiments bas (peur, convoitises, goût du record, des honneurs extérieurs) plus riches en énergie.
Cette limitation est la clef de beaucoup de retournements.
Tragédie de ceux qui, s’étant portés par amour du bien, dans une voie où il y a à souffrir, arrivent au bout d’un temps donné à leur limite et s’avilissent.
Pierre sur le chemin. Se jeter sur la pierre, comme si, à partir d’une certaine intensité de désir, elle devait ne plus exister. Ou s’en aller comme si soi-même on n’existait pas.
Le désir enferme de l’absolu et s’il échoue (une fois l’énergie épuisée), l’absolu se transfère sur l’obstacle. État d’âme des vaincus, des opprimés.

Saisir (en chaque chose) qu’il y a une limite et qu’on ne la dépassera pas sans aide surnaturelle (ou alors de très peu) et en le payant ensuite par un terrible abaissement.
L’énergie libérée par la disparition d’objets qui constituaient des mobiles tend toujours à aller plus bas.

Les sentiments bas (envie, ressentiment) sont de l’énergie dégradée.
Toute forme de récompense constitue une dégradation d’énergie.
Le contentement de soi après une bonne action (ou une oeuvre d’art) est une dégradation d’énergie supérieure. C’est pourquoi la main droite doit ignorer…

Une récompense purement imaginaire (un sourire de Louis XIV) est l’équivalent exact de ce qu’on a dépensé, car elle a exactement la valeur de ce qu’on a dépensé – contrairement aux récompenses réelles qui, comme telles, sont au-dessus ou au-dessous. Aussi les avantages imaginaires seuls fournissent l’énergie pour des efforts illimités. Mais il faut que Louis XIV sourie vraiment; s’il ne sourit pas, privation indicible. Un roi ne peut payer que des récompenses la plupart du temps imaginaires, ou bien il serait insolvable.
Équivalent dans la religion à un certain niveau.
Faute de recevoir le sourire de Louis XIV, on se fabrique un Dieu qui nous sourit.
Ou encore on se loue soi-même. Il faut une récompense équivalente. Inévitable comme la pesanteur.

Un être aimé qui déçoit. Je lui ai écrit. Impossible qu’il ne me réponde pas ce que je me suis dit à moi-même en son nom.
Les hommes nous doivent ce que nous imaginons qu’ils nous donneront. Leur remettre cette dette.
Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu.
Moi aussi, je suis autre que ce que je m’imagine être. Le savoir, c’est le pardon.

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3. ACCEPTER LE VIDE

«Nous croyons par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose» (Thucydide). Comme du gaz, l’âme tend à occuper la totalité de l’espace qui lui est accordé. Un gaz qui se rétracterait et laisserait du vide, ce serait contraire à la loi d’entropie. Il n’en est pas ainsi du Dieu des chrétiens. C’est un Dieu surnaturel au lieu que Jéhovah est un Dieu naturel.
Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c’est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature: la grâce seule le peut.
La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait ce vide.

Nécessité d’une récompense, de recevoir l’équivalent de ce qu’on donne. Mais si, faisant violence à cette nécessité, on laisse un vide, il se produit comme un appel d’air, et une récompense surnaturelle survient. Elle ne vient pas si on a un autre salaire: ce vide la fait venir.
De même pour la remise des dettes (ce qui ne concerne pas seulement le mal que les autres nous ont fait, mais le bien qu’on leur a fait). Là encore on accepte un vide en soi-même.
Accepter un vide en soi-même, cela est surnaturel. Où trouver l’énergie pour un acte sans contrepartie? L’énergie doit venir d’ailleurs. Mais pourtant, il faut d’abord un arrachement, quelque chose de désespéré, que d’abord un vide se produise. Vide: nuit obscure.
L’admiration, la pitié (le mélange des deux surtout) apportent une énergie réelle. Mais il faut s’en passer.
Il faut être un temps sans récompense, naturelle ou surnaturelle.
Il faut une représentation du monde où il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de Dieu. Cela suppose le mal.
Aimer la vérité signifie supporter le vide, et par suite accepter la mort. La vérité est du côté de la mort.

L’homme n’échappe aux lois de ce monde que la durée d’un éclair. Instants d’arrêt, de contemplation, d’intuition pure, de vide mental, d’acceptation du vide moral. C’est par ces instants qu’il est capable de surnaturel.
Qui supporte un moment le vide, ou reçoit le pain surnaturel, ou tombe. Risque terrible, mais il faut le courir, et même un moment sans espérance. Mais il ne faut pas s’y jeter.

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4. DÉTACHEMENT

Pour atteindre le détachement total, le malheur ne suffit pas. Il faut un malheur sans consolation. Il ne faut pas avoir de consolation. Aucune consolation représentable. La consolation ineffable descend alors.
Remettre les dettes. Accepter le passé, sans demander de compensation à l’avenir. Arrêter le temps à l’instant. C’est aussi l’acceptation de la mort.
«Il s’est vidé de sa divinité.» Se vider du monde. Revêtir la nature d’un esclave. Se réduire au point qu’on occupe dans l’espace et dans le temps. À rien.
Se dépouiller de la royauté imaginaire du monde. Solitude absolue. Alors on a la vérité du monde.

Deux manières de renoncer aux biens matériels
S’en priver en vue d’un bien spirituel.
Les concevoir et les sentir comme conditions de biens spirituels (exemple: la faim, la fatigue, l’humiliation obscurcissent l’intelligence et gênent la méditation) et néanmoins y renoncer.
Cette deuxième espèce de renoncement est seule nudité d’esprit.
Bien plus, les biens matériels seraient à peine dangereux s’ils apparaissaient seuls et non liés à des biens spirituels.

Renoncer à tout ce qui n’est pas la grâce et ne pas désirer la grâce.
L’extinction du désir (bouddhisme) ou le détachement – ou l’amor fati – ou le désir du bien absolu, c’est toujours la même chose: vider le désir, la finalité de tout contenu, désirer à vide, désirer sans souhait.
Détacher notre désir de tous les biens et attendre. L’expérience prouve que cette attente est comblée. On touche alors le bien absolu.

En tout, par-delà l’objet particulier quel qu’il soit, vouloir à vide, vouloir le vide. Car c’est un vide pour nous que ce bien que nous ne pouvons ni nous représenter ni définir. Mais ce vide est plus plein que tous les pleins.
Si on arrive là, on est tiré d’affaire, car Dieu comble le vide. Il ne s’agit nullement d’un processus intellectuel, au sens où nous l’entendons aujourd’hui. L’intelligence n’a rien à trouver, elle a à déblayer. Elle n’est bonne qu’aux tâches serviles.
Le bien est pour nous un néant puisque aucune chose n’est bonne. Mais ce néant n’est pas irréel. Tout ce qui existe, comparé à lui, est irréel.

Écarter les croyances combleuses de vides, adoucisseuses des amertumes. Celle à l’immortalité. Celle à l’utilité des péchés: etiam peccata. Celle à l’ordre providentiel des événements – bref les «consolations» qu’on recherche ordinairement dans la religion.
Aimer Dieu à travers la destruction de Troie et de Carthage, et sans consolation. L’amour n’est pas consolation, il est lumière.
La réalité du monde est faite par nous de notre attachement. C’est la réalité du moi transportée par nous dans les choses. Ce n’est nullement la réalité extérieure. Celle-ci n’est perceptible que par le détachement total. Ne restât-il qu’un fil, il y a encore attachement.
Le malheur qui contraint à porter l’attachement sur des objets misérables met à nu le caractère misérable de l’attachement. Par là, la nécessité du détachement devient plus claire.

L’attachement est fabricateur d’illusions, et quiconque veut le réel doit être détaché.
Dès qu’on sait que quelque chose est réel, on ne peut plus y être attaché.
L’attachement n’est pas autre chose que l’insuffisance dans le sentiment de la réalité. On est attaché à la possession d’une chose parce qu’on croit que si on cesse de la posséder, elle cesse d’être. Beaucoup de gens ne sentent pas avec toute leur âme qu’il y a une différence du tout au tout entre l’anéantissement d’une ville et leur exil irrémédiable hors de cette ville.

La misère humaine serait intolérable si elle n’était diluée dans le temps.
Empêcher qu’elle se dilue pour qu’elle soit intolérable.
«Et quand ils se furent rassasiés de larmes» (Iliade) – encore un moyen de rendre la pire souffrance tolérable.
Il ne faut pas pleurer pour ne pas être consolé .

Toute douleur qui ne détache pas est de la douleur perdue. Rien de plus affreux, froid désert, âme recroquevillée. Ovide. Esclaves de Plaute.

Ne jamais penser à une chose ou à un être qu’on aime et qu’on n’a pas sous les yeux sans songer que peut-être cette chose est détruite ou que cet être est mort.
Que cette pensée ne dissolve pas le sentiment de la réalité, mais le rende plus intense.
Chaque fois qu’on dit: «Que ta volonté soit faite», se représenter dans leur ensemble tous les malheurs possibles.

Deux manières de se tuer: suicide ou détachement.
Tuer par la pensée tout ce qu’on aime: seule manière de mourir. Mais seulement ce qu’on aime. (Celui qui ne hait pas son père, sa mère… Mais: aimez vos ennemis…)
Ne pas désirer que ce qu’on aime soit immortel. Devant un être humain, quel qu’il soit, ne le désirer ni immortel ni mort.

L’avare, par désir de son trésor, s’en prive. Si l’on peut mettre tout son bien dans une chose cachée dans la terre, pourquoi pas en Dieu?
Mais quand Dieu est devenu aussi plein de signification que le trésor pour l’avare, se répéter fortement qu’il n’existe pas. Éprouver qu’on l’aime, même s’il n’existe pas.
C’est lui qui, par l’opération de la nuit obscure, se retire afin de ne pas être aimé comme un trésor par un avare.

Electre pleurant Oreste mort. Si on aime Dieu en pensant qu’il n’existe pas, il manifestera son existence.

5. L’IMAGINATION COMBLEUSE

L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce.
Tout vide (non accepté) produit de la haine, de l’aigreur, de l’amertume, de la rancune. Le mal qu’on souhaite à ce qu’on hait, et qu’on imagine, rétablit l’équilibre.
Les miliciens du «Testament espagnol» qui inventaient des victoires pour supporter de mourir, exemple de l’imagination combleuse de vide. Quoiqu’on ne doive rien gagner à la victoire, on supporte de mourir pour une cause qui sera victorieuse, non pour une cause qui sera vaincue. Pour quelque chose d’absolument dénué de force, ce serait surhumain (disciples du Christ). La pensée de la mort appelle un contrepoids, et ce contrepoids – la grâce mise à part – ne peut être qu’un mensonge.
L’imagination combleuse de vides est essentiellement menteuse. Elle exclut la troisième dimension, car ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions. Elle exclut les rapports multiples.
Essayer de définir les choses qui, tout en se produisant effectivement, restent en un sens imaginaires. Guerre. Crimes. Vengeances. Malheur extrême.
Les crimes, en Espagne, se commettaient effectivement et pourtant ressemblaient à de simples vantardises.
Réalités qui n’ont pas plus de dimensions que le rêve.
Dans le mal, comme dans le rêve, il n’y a pas de lectures multiples. D’où la simplicité des criminels.
Crimes plats comme des rêves des deux côtés: côté du bourreau et côté de la victime. Quoi de plus affreux que de mourir dans un cauchemar?

Compensations. Marius imaginait la vengeance future. Napoléon songeait à la postérité. Guillaume Il désirait une tasse de thé. Son imagination n’était pas assez fortement accrochée à la puissance pour traverser les années: elle se tournait vers une tasse de thé.

Adoration des grands par le peuple au XVIIe siècle (La Bruyère). C’était un effet de l’imagination combleuse de vides, effet évanoui depuis que l’argent s’y est substitué. Deux effets bas, mais l’argent plus encore.

Dans n’importe quelle situation, si on arrête l’imagination combleuse, il y a vide (pauvres en esprit).
Dans n’importe quelle situation (mais, dans certaines, au prix de quel abaissement!) l’imagination peut combler le vide. C’est ainsi que les êtres moyens peuvent être prisonniers, esclaves, prostituées, et traverser n’importe quelle souffrance sans purification.

Continuellement suspendre en soi-même le travail de l’imagination combleuse de vides.
Si on accepte n’importe quel vide, quel coup du sort peut empêcher d’aimer l’univers?
On est assuré que, quoi qu’il arrive, l’univers est plein.

 

6. RENONCEMENT AU TEMPS

Le temps est une image de l’éternité, mais c’est aussi un ersatz de l’éternité.
L’avare à qui on a pris son trésor. C’est du passé gelé qu’on lui enlève. Passé et avenir, les seules richesses de l’homme.

Avenir combleur de vides. Parfois aussi le passé joue ce rôle (j’étais, j’ai fait…) Dans d’autres cas, le malheur rend la pensée du bonheur intolérable; il prive alors le malheureux de son passé (nessun maggior dolore…).
Le passé et l’avenir entravent l’effet salutaire de malheur en fournissant un champ illimité pour des élévations imaginaires. C’est pourquoi le renoncement au passé et à l’avenir est le premier des renoncements.

Le présent ne reçoit pas la finalité. L’avenir non plus, car il est seulement ce qui sera présent. Mais on ne le sait pas. Si on porte sur le présent la pointe de ce désir en nous qui correspond à la finalité, elle perce à travers jusqu’à l’éternel.
C’est là l’usage du désespoir qui détourne de l’avenir.

Quand on est déçu par un plaisir qu’on attendait et qui vient, la cause de la déception, c’est qu’on attendait de l’avenir. Et une fois qu’il est là, c’est du présent. Il faudrait que l’avenir fût là sans cesser d’être l’avenir. Absurdité dont seule l’éternité guérit.

Le temps et la caverne. Sortir de la caverne, être détaché consiste à ne plus s’orienter vers l’avenir.

Un mode de purification: prier Dieu, non seulement en secret par rapport aux hommes, mais en pensant que Dieu n’existe pas .
Piété à l’égard des morts: tout faire pour ce qui n’existe pas.
La douleur de la mort d’autrui, c’est cette douleur du vide, du déséquilibre. Efforts désormais sans objet, donc sans récompense. Si l’imagination y supplée, abaissement. «Laisse les morts enterrer leurs morts.» Et sa propre mort, n’en est-il pas de même? L’objet, la récompense sont dans l’avenir. Privation d’avenir, vide, déséquilibre. C’est pourquoi «philosopher, c’est apprendre à mourir». C’est pourquoi «prier est comme une mort».

Quand la douleur et l’épuisement arrivent au point de faire naître dans l’âme le sentiment de la perpétuité; en contemplant cette perpétuité avec acceptation et amour, on est arraché jusqu’à l’éternité.

 

 

7. DÉSIRER SANS OBJET

La purification est la séparation du bien et de la convoitise.
Descendre à la source des désirs pour arracher l’énergie à son objet. C’est là que les désirs sont vrais en tant qu’énergie. C’est l’objet qui est faux. Mais arrachement indicible dans l’âme à la séparation d’un désir et de son objet.

Si l’on descend en soi-même, on trouve qu’on possède exactement ce qu’on désire.
Si l’on désire tel être (mort), on désire un être particulier, limité ; c’est donc nécessairement un mortel, et on désire cet être-là, cet être qui… que… etc., bref, cet être qui est mort, tel jour, à telle heure. Et on l’a — mort.
Si on désire de l’argent, on désire une monnaie (institution), quelque chose qui ne peut être acquis que dans telle ou telle condition, donc on ne le désire que dans la mesure où… Or, dans cette mesure, on l’a.
La souffrance, le vide sont en de tels cas le mode d’existence des objets du désir. Qu’on écarte le voile d’irréalité et on verra qu’ils nous sont donnés ainsi.
Quand on le voit, on souffre encore, mais on est heureux.

Arriver à savoir exactement ce qu’a perdu l’avare à qui on a volé son trésor; on apprendrait beaucoup.

Lauzun et la charge de capitaine de mousquetaires. Il aimait mieux être prisonnier et capitaine de mousquetaires que libre et non capitaine.

Ce sont des vêtements. «Ils eurent honte d’être nus.»

 

Perdre quelqu’un: on souffre que le mort, l’absent soit devenu de l’imaginaire, du faux. Mais le désir qu’on a de lui n’est pas imaginaire. Descendre en soi-même, où réside le désir qui n’est pas imaginaire. Faim: on imagine des nourritures, mais la faim elle-même est réelle: se saisir de la faim. La présence du mort est imaginaire mais son absence est bien réelle; elle est désormais sa manière d’apparaître.
Il ne faut pas chercher le vide, car ce serait tenter Dieu que de compter sur le pain surnaturel pour le combler.
Il ne faut pas non plus le fuir.

Le vide est la plénitude suprême, mais l’homme n’a pas le droit de le savoir. La preuve est que le Christ lui-même l’a ignoré complètement, un moment. Une partie de moi doit le savoir, mais les autres non, car si elles le savaient à leur basse manière, il n’y aurait plus de vide.
Le Christ a eu toute la misère humaine, sauf le péché. Mais il a eu tout ce qui rend l’homme capable de péché. Ce qui rend l’homme capable de péché, c’est le vide. Tous les péchés sont des tentatives pour combler des vides. Ainsi ma vie pleine de souillures est proche de la sienne parfaitement pure, et de même pour les vies beaucoup plus basses. Si bas que je tombe, je ne m’éloignerai pas beaucoup de lui. Mais cela, si je tombe, je ne pourrai plus le savoir.

Poignée de main d’un ami revu après une longue absence. Je ne remarque même pas si c’est pour le sens du toucher un plaisir ou une douleur: comme l’aveugle sent directement les objets au bout de son bâton, je sens directement la présence de l’ami. De même les circonstances de la vie, quelles qu’elles soient, et Dieu.

Cela implique qu’il ne faut jamais chercher une consolation à la douleur. Car la félicité est au-delà du domaine de la consolation et de la douleur. Elle est perçue avec un autre sens, comme la perception des objets au bout d’un bâton ou d’un instrument est autre que le toucher proprement dit. Cet autre sens se forme par le déplacement de l’attention au moyen d’un apprentissage où l’âme tout entière et le corps participent.
C’est pourquoi dans l’Évangile: «Je vous dis que ceux-là ont reçu leur salaire.»  Il ne faut pas de compensation. C’est le vide dans la sensibilité qui porte au-delà de la sensibilité.

Reniement de saint Pierre. Dire au Christ: je te resterai fidèle, c’est déjà le renier, car c’était supposer en soi et non dans la grâce la source de la fidélité. Heureusement, comme il était élu, ce reniement est devenu manifeste pour tous et pour lui. Chez combien d’autres, de telles vantardises s’accomplissent – et ils ne comprennent jamais.
Il était difficile d’être fidèle au Christ. C’était une fidélité à vide. Bien plus facile d’être fidèle jusqu’à la mort à Napoléon. Bien plus facile pour les martyrs, plus tard, d’être fidèles, car il y avait déjà l’Église, une force, avec des promesses temporelles. On meurt pour ce qui est fort, non pour ce qui est faible, ou du moins pour ce qui, étant momentanément faible, garde une auréole de force. La fidélité à Napoléon à Sainte-Hélène n’était pas une fidélité à vide. Mourir pour ce qui est fort fait perdre à la mort son amertume. Et, en même temps, tout son prix.

Supplier un homme, c’est une tentative désespérée pour faire passer à force d’intensité son propre système de valeurs dans l’esprit d’un autre. Supplier Dieu, c’est le contraire: tentative pour faire passer les valeurs divines dans sa propre âme. Loin de penser le plus intensément qu’on peut les valeurs auxquelles on est attaché, c’est un vide intérieur.

 

8.  LE MOI

Nous ne possédons rien au monde – car le hasard peut tout nous ôter – sinon le pouvoir de dire je. C’est cela qu’il faut donner à Dieu, c’est-à-dire détruire. Il n’y a absolument aucun autre acte libre qui nous soit permis, sinon la destruction du je.
Offrande: on ne peut pas offrir autre chose que le je, et tout ce qu’on nomme offrande n’est pas autre chose qu’une étiquette posée sur une revanche du je.

Rien au monde ne peut nous enlever le pouvoir de dire je. Rien, sauf l’extrême malheur. Rien n’est pire que l’extrême malheur qui du dehors détruit le je, puisque dès lors on ne peut plus le détruire soi-même. Qu’arrive-t-il à ceux dont le malheur a détruit du dehors le je? On ne peut se représenter pour eux que l’anéantissement à la manière de la conception athée ou matérialiste.
Qu’ils aient perdu le je, cela ne veut pas dire qu’ils n’aient plus d’égoïsme. Au contraire. Certes, cela arrive quelquefois, quand il se produit un dévouement de chien. Mais d’autres fois l’être est au contraire réduit à l’égoïsme nu, végétatif. Un égoïsme sans je.
Pour peu qu’on ait commencé le processus de destruction du je, on peut empêcher qu’aucun malheur fasse du mal. Car le je n’est pas détruit par la pression extérieure sans une extrême révolte. Si on se refuse à cette révolte par amour pour Dieu, alors la destruction du je ne se produit pas du dehors, mais du dedans.

Douleur rédemptrice. Quand l’être humain est dans l’état de perfection, quand par le secours de la grâce, il a complètement détruit en lui-même le je, alors il tombe au degré de malheur qui correspondrait pour lui à la destruction du je par l’extérieur, c’est là la plénitude de la croix. Le malheur ne peut plus en lui détruire le je, car le je en lui n’existe plus, ayant entièrement disparu et laissé la place à Dieu. Mais le malheur produit un effet équivalent, sur le plan de la perfection, à la destruction extérieure du je. Il produit l’absence de Dieu. «Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?»
Qu’est-ce que cette absence de Dieu produite par l’extrême malheur dans l’âme parfaite? Quelle est cette valeur qui y est attachée et qu’on nomme douleur rédemptrice?
La douleur rédemptrice est ce par quoi le mal a réellement la plénitude de l’être dans toute la mesure où il peut la recevoir.
Par la douleur rédemptrice, Dieu est présent dans le mal extrême. Car l’absence de Dieu est le mode de présence divine qui correspond au mal – l’absence ressentie. Celui qui n’a pas Dieu en lui ne peut pas en ressentir l’absence.
C’est la pureté, la perfection, la plénitude, l’abîme du mal. Tandis que l’enfer est un faux abîme (cf. Thibon). L’enfer est superficiel. L’enfer est du néant qui a la prétention et donne l’illusion d’être.
La destruction purement extérieure du je est douleur quasi infernale. La destruction extérieure à laquelle l’âme s’associe par amour est douleur expiatrice, La production d’absence de Dieu dans l’âme complètement vidée d’elle-même par amour est douleur rédemptrice.

Dans le malheur, l’instinct vital survit aux attachements arrachés et s’accroche aveuglément à tout ce qui peut lui servir de support, comme une plante accroche ses vrilles. La reconnaissance (sinon sous une forme basse), la justice ne sont pas concevables dans cet état. Esclavage. Il n’y a plus la quantité supplémentaire d’énergie qui sert de support au libre arbitre, au moyen de laquelle l’homme prend de la distance. Le malheur, sous cet aspect, est hideux comme l’est toujours la vie à nu, comme un moignon, comme le grouillement des insectes. La vie sans forme. Survivre est là l’unique attachement. C’est là que commence l’extrême malheur, quand tous les attachements sont remplacés par celui de survivre. L’attachement apparaît là à nu. Sans autre objet que soi-même. Enfer.
C’est par ce mécanisme que rien ne semble plus doux aux malheureux que la vie, alors même que leur vie n’est en rien préférable à la mort.
Dans cette situation, accepter la mort, c’est le détachement total.

Quasi-enfer sur terre. Le déracinement extrême dans le malheur.
L’injustice humaine fabrique généralement non pas des martyrs, mais des quasi-damnés. Les êtres tombés dans le quasi-enfer sont comme l’homme dépouillé et blessé par des voleurs. Ils ont perdu le vêtement du caractère.
La plus grande souffrance qui laisse subsister des racines est encore à une distance infinie du quasi-enfer.
Quand on rend service à des êtres ainsi déracinés et qu’on reçoit en échange des mauvais procédés, de l’ingratitude, de la trahison, on subit simplement une faible part de leur malheur. On a le devoir de s’y exposer, dans une mesure limitée, comme on a le pouvoir de s’exposer au malheur. Quand cela se produit, on doit le supporter comme on supporte le malheur, sans rattacher cela à des personnes déterminées, car cela ne s’y rattache pas. Il y a quelque chose d’impersonnel dans le malheur quasi infernal comme dans la perfection.

Pour ceux dont le je est mort, on ne peut rien faire, absolument rien. Mais on ne sait jamais si, chez un être humain déterminé, le je est tout à fait mort ou seulement inanimé. S’il n’est pas tout à fait mort, l’amour peut le ranimer comme par une piqûre, mais seulement l’amour tout à fait pur, sans la moindre trace de condescendance, car la moindre nuance de mépris précipite vers la mort.
Quand le je est blessé du dehors, il a d’abord la révolte la plus extrême, la plus amère, comme un animal qui se débat. Mais dès que le je est à moitié mort, il désire être achevé et se laisse aller à l’évanouissement. Si alors une touche d’amour le réveille, c’est une douleur extrême et qui produit la colère et parfois la haine contre celui qui a provoqué cette douleur. De là chez les êtres déchus, ces réactions en apparence inexplicables de vengeance contre le bienfaiteur.
Il arrive aussi que chez le bienfaiteur l’amour ne soit pas pur. Alors le je, réveillé par l’amour recevant aussitôt une nouvelle blessure par le mépris, il surgit la haine la plus amère, haine légitime.
Celui chez qui le je est tout à fait mort au contraire, n’est aucunement gêné par l’amour qu’on lui témoigne. Il se laisse faire comme les chiens et les chats qui reçoivent de la nourriture, de la chaleur et des caresses et, comme eux, il est avide d’en recevoir le plus possible. Selon les cas, il s’attache comme un chien ou se laisse faire avec une espèce d’indifférence comme un chat. Il boit sans le moindre scrupule toute l’énergie de quiconque s’occupe de lui.
Par malheur, toute œuvre charitable risque d’avoir comme clients une majorité de gens sans scrupule ou surtout des êtres dont le je est tué.

 

Le je est d’autant plus vite tué que celui qui subit le malheur a un caractère plus faible. Plus exactement, le malheur limite, le malheur destructeur du je se situe plus ou moins loin suivant la trempe du caractère, et plus il se situe loin, plus on dit que le caractère est fort.
La situation plus ou moins éloignée de cette limite est – probablement un fait de nature comme la facilité pour les mathématiques, et celui qui, n’ayant aucune foi, est fier d’avoir gardé un «bon moral» dans des circonstances difficiles n’a pas plus raison que l’adolescent qui s’enorgueillit d’avoir de la facilité pour les mathématiques. Celui qui croit en Dieu court le danger d’une illusion plus grande encore, à savoir d’attribuer à la grâce ce qui est simplement un effet de nature essentiellement mécanique.

L’angoisse de l’extrême malheur est la destruction extérieure du je. Arnolphe, Phèdre, Lycaon. On a raison de se jeter à genoux, de supplier bassement, quand la mort violente qui va s’abattre doit tuer du dehors le je avant même que la vie soit détruite.

«Niobé aussi aux beaux cheveux a pensé à manger.»  Cela est sublime à la manière de l’espace dans les fresques de Giotto.
Une humiliation qui force à renoncer même au désespoir.

Le péché en moi dit «je».
Je suis tout. Mais ce «je» là est Dieu. Et ce n’est pas un je.
Le mal fait la distinction, empêche que Dieu soit équivalent à tout.
C’est ma misère qui fait que je suis je. C’est la misère de l’univers qui fait que, en un sens, Dieu est je (c’est-à-dire une personne).

Les Pharisiens étaient des gens qui comptaient sur leur propre force pour être vertueux.
L’humilité consiste à savoir qu’en ce qu’on nomme «je» il n’y a aucune source d’énergie qui permette de s’élever.
Tout ce qui est précieux en moi, sans exception, vient d’ailleurs que de moi, non pas comme don, mais comme prêt qui doit être sans cesse renouvelé. Tout ce qui est en moi, sans exception, e st absolument sans valeur; et, parmi les dons venus d’ailleurs, tout ce que je m’approprie devient aussitôt sans valeur.

La joie parfaite exclut le sentiment même de joie, car dans l’âme emplie par l’objet, nul coin n’est disponible pour dire «je».
On n’imagine pas de telles joies quand elles sont absentes, ainsi le stimulant manque pour les chercher.

9. DÉCRÉATION

Décréation: faire passer du créé dans l’incréé.

Destruction: faire passer du créé dans le néant. Ersatz coupable de la décréation.

La création est un acte d’amour et elle est perpétuelle. À chaque instant notre existence est amour de Dieu pour nous. Mais Dieu ne peut aimer que soi-même. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui nous donne l’être, il aime en nous le consentement à ne pas être.

Notre existence n’est faite que de son attente, de notre consentement à ne pas exister.

Perpétuellement, il mendie auprès de nous cette existence qu’il nous donne. Il nous la donne pour nous la mendier.

L’inflexible nécessité, la misère, la détresse, le poids écrasant du besoin et du travail qui épuise, la cruauté, les tortures, la mort violente, la contrainte, la terreur, les maladies – tout cela c’est l’amour divin. C’est Dieu qui par amour se retire de nous afin que nous puissions l’aimer, Car si nous étions exposés au rayonnement direct de son amour, sans la protection de l’espace, du temps et de la matière, nous serions évaporés comme l’eau au soleil ; il n’y aurait pas assez de je en nous Pour abandonner le je par amour. La nécessité est l’écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C’est à nous de percer l’écran pour cesser d’être.

Il existe une force « déifuge». Sinon tout serait Dieu.

Il a été donné à l’homme une divinité imaginaire pour qu’il puisse s’en dépouiller comme le Christ de sa divinité réelle.

Renoncement. Imitation du renoncement de Dieu dans la création. Dieu renonce – en un sens – à être tout. Nous devons renoncer à être quelque chose. C’est le seul bien pour nous.

Nous sommes des tonneaux sans fond tant que nous n’avons pas compris que nous avons un fond.

Élévation et abaissement. Une femme qui se regarde dans un miroir et se pare ne sent pas la honte de réduire soi, cet être infini qui regarde toutes choses, à un petit espace. De même toutes les fois qu’on élève le moi (le moi social, psychologique, etc.) si haut qu’on l’élève, on se dégrade infiniment en se réduisant à n’être que cela. Quand le moi est abaissé (à moins que l’énergie ne tende à l’élever en désir), on sait qu’on n y est pas cela.

Une très belle femme qui regarde son image au miroir peut très bien croire qu’elle est cela. Une femme laide sait qu’elle n’est pas cela.

Tout ce qui est saisi par les facultés naturelles est hypothétique. Seul l’amour surnaturel pose. Ainsi nous sommes cocréateurs.

Nous participons à la création du monde en nous décréant nous-mêmes.

On ne possède que ce à quoi on renonce. Ce à quoi on ne renonce pas nous échappe. En ce sens, on ne peut posséder quoi que ce soit sans passer par Dieu.

Communion catholique. Dieu ne s’est pas seulement fait une fois chair, il se fait tous les jours matière pour se donner à l’homme et en être consommé. Réciproquement, par la fatigue, le malheur, la mort, l’homme est fait matière et consommé par Dieu. Comment refuser cette réciprocité?

Il s’est vidé de sa divinité. Nous devons nous vider de la fausse divinité avec laquelle nous sommes nés.

Une fois qu’on a compris qu’on n’est rien, le but de tous les efforts est de devenir rien. C’est à cette fin qu’on souffre avec acceptation, c’est à cette fin qu’on agit, c’est à cette fin qu’on prie.

Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien.

À mesure que je deviens rien, Dieu s’aime à travers moi.

Ce qui est en bas ressemble à ce qui est en haut. Par à l’esclavage est une image de l’obéissance à Dieu, l’humiliation une image de l’humilité, la nécessité physique une image de la poussée irrésistible de la grâce, l’abandon des saints au jour le jour une image du morcellement du temps chez les criminels et les prostituées, etc.

À ce titre, il faut rechercher ce qui est le plus bas, à titre d’image.

Que ce qui en nous est bas aille vers le bas afin que ce qui est haut puisse aller en haut. Car nous sommes retournés. Nous naissons tels. Rétablir l’ordre, c’est défaire en nous la créature.

Retournement de l’objectif et du subjectif.

De même, retournement du positif et du négatif. C’est aussi le sens de la philosophie des Upaniads.

Nous naissons et vivons à contresens, car nous naissons et vivons dans le péché qui est un renversement de la hiérarchie. La première opération est le retournement. La conversion.

Si le grain ne meurt… Il doit mourir pour libérer l’énergie qu’il porte en lui afin qu’il s’en forme d’autres combinaisons.

De même nous devons mourir pour libérer l’énergie attachée, pour posséder une énergie libre susceptible d’épouser le vrai rapport des choses.

 

L’extrême difficulté que j’éprouve souvent à exécuter la moindre action est une faveur qui m’est faite. Car ainsi, avec des actions ordinaires et sans attirer l’attention, je peux couper des racines de l’arbre. Si détaché qu’on soit de l’opinion, les actions extraordinaires enferment un stimulant qu’on ne peut pas en ôter. Ce stimulant est tout à fait absent des actions ordinaires. Trouver une difficulté extraordinaire à faire une action ordinaire est une faveur dont il faut être reconnaissant. Il ne faut pas demander la disparition de cette difficulté; il faut implorer la grâce d’en faire usage.

D’une manière générale, ne souhaiter la disparition d’aucune de ses misères, mais la grâce qui les transfigure.

Les souffrances physiques (et les privations) sont souvent pour les hommes courageux une épreuve d’endurance et de force d’âme. Mais il en est un meilleur usage. Qu’elles ne soient donc pas cela pour moi. Qu’elles soient un témoignage sensible de la misère humaine. Que je les subisse d’une manière entièrement passive. Quoi qu’il arrive, comment pourrais-je jamais trouver le malheur trop grand, puisque la morsure du malheur et l’abaissement auquel il condamne permettent la connaissance de la misère humaine, connaissance qui est la porte de toute sagesse?

Mais le plaisir, le bonheur, la prospérité, si on sait y reconnaître ce qui vient du dehors (du hasard, des circonstances, etc.), témoignent aussi de la misère humaine. En faire aussi cet usage. Et même la grâce, en tant que phénomène sensible…

Etre rien pour être à sa vraie place dans le tout.

 

Le renoncement exige qu’on passe par des angoisses équivalentes à celles que causerait en réalité la perte de tous les êtres chers et de tous les biens, y compris les facultés et acquisitions dans l’ordre de l’intelligence et du caractère, les opinions et les croyances sur ce qui est bien et ce qui est stable, etc. Et tout cela il ne faut pas se l’ôter soi-même, mais le perdre – comme Job. Mais l’énergie ainsi coupée de son objet ne doit pas être gaspillée en oscillations, dégradée. L’angoisse doit donc être plus grande encore que dans le malheur réel, elle ne doit pas être morcelée au long du temps ni dirigée vers une espérance.

Quand la passion de l’amour va jusqu’à l’énergie végétative, alors on a des cas comme Phèdre, Arnolphe, etc. «Et je sens là dedans qu’il faudra que je crève…»

Hippolyte est vraiment plus nécessaire à la vie de Phèdre, au sens le plus littéral, que la nourriture.

Pour que l’amour de Dieu pénètre aussi bas, il faut que la nature ait subi la dernière violence. Job, croix…

L’amour de Phèdre, d’Arnolphe est impur. Un amour qui descendrait aussi bas et qui serait pur…

Devenir rien jusqu’au niveau végétatif; c’est alors que Dieu devient du pain.

Si nous nous considérons à un moment déterminé – l’instant présent, coupé du passé et de l’avenir – nous sommes innocents. Nous ne pouvons être à cet instant que ce que nous sommes: tout progrès implique une durée. Il est dans l’ordre du monde, à cet instant, que nous soyons tels.

Isoler ainsi un instant implique le pardon. Mais cet isolement est détachement.

Il n’y a que deux instants de nudité et de pureté parfaites dans la vie humaine : la naissance et la mort. On ne peut adorer Dieu sous la forme humaine sans souiller la divinité que comme nouveau-né et comme agonisant.

Mort. État instantané, sans passé ni avenir. Indispensable pour l’accès à l’éternité.

Si on trouve la plénitude de la joie dans la pensée que Dieu est, il faut trouver la même plénitude dans la connaissance que soi-même on n’est pas, car c’est la même pensée. Et cette connaissance n’est étendue à la sensibilité que par la souffrance et la mort.

Joie en Dieu. Il y a réellement joie parfaite et infinie en Dieu. Ma participation ne peut rien ajouter, ma non-participation rien ôter à la réalité de cette joie parfaite et infinie. Dès lors, quelle importance que je doive y avoir part ou non? Une importance nulle.

Ceux qui désirent leur salut ne croient pas vraiment à la réalité de la joie en Dieu.

La croyance à l’immortalité est nuisible parce qu’il n’est pas en notre pouvoir de nous représenter l’âme comme vraiment incorporelle. Ainsi cette croyance est en fait croyance au prolongement de la vie, et elle ôte l’usage de la mort.

Présence de Dieu. Cela doit s’entendre de deux façons. Pour autant qu’il est créateur, Dieu est présent en toute chose qui existe, dès lors qu’elle existe. La présence pour laquelle Dieu a besoin de la coopération de la créature, c’est la présence de Dieu, non pas pour autant qu’il est le Créateur, mais pour autant qu’il est l’Esprit. La première présence est la présence de création. La seconde est la présence de dé-création. (Celui qui nous a créés sans nous ne nous sauvera pas sans nous. Saint Augustin.)

Dieu n’a pu créer qu’en se cachant. Autrement il n’y aurait que lui.

La sainteté doit donc aussi être cachée, même à la conscience dans une certaine mesure. Et elle doit l’être dans le monde.

Etre et avoir. – L’homme n’a pas d’être, il n’a que de l’avoir. L’être de l’homme est situé derrière le rideau, du côté du surnaturel. Ce qu’il peut connaître de lui-même c’est seulement ce qui lui est prêté par les circonstances. Je est caché pour moi (et pour autrui); il est du côté de Dieu, il est en Dieu, il est Dieu. Être orgueilleux, c’est oublier qu’on est Dieu… Le rideau, c’est la misère humaine: il y avait un rideau même pour le Christ.

Job. Satan à Dieu: T’aime-t-il gratuitement? Il s’agit du niveau de l’amour. L’amour est-il situé au niveau des brebis, des champs de blé, des nombreux enfants? Ou plus loin, dans la troisième dimension, derrière? Si profond que soit cet amour, il y a un moment de rupture où il succombe, et c’est le moment qui transforme, qui arrache du fini vers l’infini, qui rend transcendant dans l’âme l’amour de l’âme pour Dieu. C’est la mort de l’âme. Malheur à celui pour qui la mort du corps précède celle de l’âme! L’âme qui n’est pas pleine d’amour meurt d’une mauvaise mort. Pourquoi faut-il qu’une telle mort tombe indistincte-ment? Il le faut bien. Il faut que tout tombe indistinctement.

L’apparence colle à l’être et seule la douleur peut les arracher l’un de l’autre.

Quiconque a l’être ne peut avoir l’apparence. L’apparence enchaîne l’être.

Le cours du temps arrache le paraître de l’être et l’être du paraître, par violence. Le temps manifeste qu’il n’est pas l’éternité.

Il faut se déraciner. Couper l’arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours.

Il ne faut pas être moi, mais il faut encore moins être nous.

La cité donne le sentiment d’être chez soi.

Prendre le sentiment d’être chez soi dans l’exil.

Etre enraciné dans l’absence de lieu.

Se déraciner socialement et végétativement.

S’exiler de toute patrie terrestre.

Faire tout cela à autrui, du dehors, est de l’ersatz de décréation. C’est produire de l’irréel.

Mais en se déracinant on cherche plus de réel.

Écrits de Londres: La personne et le sacré

1943

LA PERSONNE ET LE SACRÉ

COLLECTIVITÉ – PERSONNE – IMPERSONNEL – DROIT – JUSTICE

«Vous ne m’intéressez pas.» C’est là une parole qu’un homme ne peut pas adresser à un homme sans commettre une cruauté et blesser la justice.

«Votre personne ne m’intéresse pas.» Cette parole peut avoir place dans une conversation affectueuse entre amis proches sans blesser ce qu’il y a de plus délicatement ombrageux dans l’amitié.

De même on dira sans s’abaisser: «Ma personne ne compte pas», mais non pas – «Je ne compte pas.»

C’est la preuve que le vocabulaire du courant de pensée moderne dit personnaliste est erroné. Et en ce domaine, là où il y a une grave erreur de vocabulaire, il est difficile qu’il n’y ait pas une grave erreur de pensée.

Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas sa personne. Ce n’est pas non plus la personne humaine. C’est lui, cet homme, tout simplement.

Voilà un passant dans la rue qui a de longs bras, des yeux bleus, un esprit où passent des pensées que j’ignore, mais qui peut-être sont médiocres.

Ce n’est ni sa personne ni la personne humaine en lui qui m’est sacrée. C’est lui. Lui tout entier. Les bras, les yeux, les pensées, tout. Je ne porterais atteinte à rien de tout cela sans des scrupules infinis.

Si la personne humaine était en lui ce qu’il y a de sacré pour moi, je pourrais facilement lui crever les yeux. Une fois aveugle, il sera une personne humaine exactement autant qu’avant. Je n’aurai pas du tout touché à la personne humaine en lui. Je n’aurai détruit que ses yeux.

Il est impossible de définir le respect de la personne humaine. Ce n’est pas seulement impossible à définir en paroles. Beaucoup de notions lumineuses sont dans ce cas. Mais cette notion-là ne peut pas non plus être conçue; elle ne peut pas être définie, délimitée par une opération muette de la pensée.

Prendre pour règle de la morale publique une notion impossible à définir et à concevoir, c’est donner passage à toute espèce de tyrannie.

La notion de droit, lancée à travers le monde en 1789, a été, par son insuffisance interne, impuissante à exercer la fonction qu’on lui confiait.

Amalgamer deux notions insuffisantes en parlant des droits de la personne humaine ne nous mènera pas plus loin.

Qu’est-ce qui m’empêche au juste de crever les yeux à cet homme, si j’en ai la licence et que cela m’amuse?

Quoiqu’il me soit sacré tout entier, il ne m’est pas sacré sous tous rapports, à tous égards. Il ne m’est pas sacré en tant que ses bras se trouvent être longs, en tant que ses yeux se trouvent être bleus, en tant que ses pensées sont peut-être médiocres. Ni, s’il est duc, en tant qu’il est duc. Ni, s’il est chiffonnier, en tant qu’il est chiffonnier. Ce n’est rien de tout cela qui retiendrait ma main.

Ce qui la retiendrait, c’est de savoir que si quelqu’un lui crevait les yeux, il aurait l’âme déchirée par la pensée qu’on lui fait du mal.

Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain.

Le bien est la seule source du sacré. Il n’y a de sacré que le bien et ce qui est relatif au bien.

Cette partie profonde, enfantine du cœur qui s’attend toujours à du bien, ce n’est pas elle qui est en jeu dans la revendication. Le petit garçon qui surveille jalousement si son frère n’a pas eu un morceau de gâteau un peu plus grand que lui cède à un mobile venu d’une partie bien plus superficielle de l’âme. Le mot de justice a deux significations très différentes qui ont rapport à ces deux parties de l’âme. La première seule importe.

Toutes les fois que surgit au fond d’un cœur humain la plainte enfantine que le Christ lui-même n’a pu retenir: «Pourquoi me fait-on du mal?», il y a certainement injustice. Car si, comme il arrive souvent, c’est là seulement l’effet d’une erreur, l’injustice consiste alors dans l’insuffisance de l’explication.

Ceux qui infligent les coups qui provoquent ce cri cèdent à des mobiles différents selon les caractères et selon les moments. Certains trouvent à certains moments une volupté dans ce cri. Beaucoup ignorent qu’il est poussé. Car c’est un cri silencieux qui sonne seulement dans le secret du cœur.

Ces deux états d’esprit sont plus voisins qu’il ne semble. Le second n’est qu’un mode affaibli du premier. Cette ignorance est complaisamment entretenue, parce qu’elle flatte et contient elle aussi une volupté. Il n’y a d’autres limites à nos vouloirs que les nécessités de la matière et l’existence des autres humains autour de nous. Tout élargissement imaginaire de ces limites est voluptueux, et ainsi il y a volupté en tout ce qui fait oublier la réalité des obstacles. C’est pourquoi les bouleversements, comme la guerre et la guerre civile, qui vident les existences humaines de leur réalité, qui semblent en faire des marionnettes, sont tellement enivrants. C’est pourquoi aussi l’esclavage est si agréable aux maîtres.

Chez ceux qui ont subi trop de coups, comme les esclaves, cette partie du cœur que le mal infligé fait crier de surprise semble morte. Mais elle ne l’est jamais tout à fait. Seulement elle ne peut plus crier. Elle est établie dans un état de gémissement sourd et ininterrompu.

Mais même chez ceux en qui le pouvoir du cri est intact, ce cri ne parvient presque pas à s’exprimer au-dedans ni au-dehors en paroles suivies. Le plus souvent, les paroles qui essaient de le traduire tombent complètement à faux.

Cela est d’autant moins évitable que ceux qui ont le plus souvent l’occasion de sentir qu’on leur fait du mal sont ceux qui savent le moins parler. Rien n’est plus affreux par exemple que de voir en correctionnelle un malheureux balbutier devant un magistrat qui fait en langage élégant de fines plaisanteries.

Excepté l’intelligence, la seule faculté humaine vraiment intéressée à la liberté publique d’expression est cette partie du cœur qui crie contre le mal. Mais comme elle ne sait pas s’exprimer, la liberté est peu de chose pour elle. Il faut d’abord que l’éducation publique soit telle qu’elle lui fournisse, le plus possible, des moyens d’expression. Il faut ensuite un régime, pour l’expression publique des opinions, qui soit défini moins par la liberté que par une atmosphère de silence et d’attention où ce cri faible et maladroit puisse se faire entendre. Il faut enfin un système d’institutions amenant le plus possible aux fonctions de commandement les hommes capables et désireux de l’entendre et de le comprendre.

Il est clair qu’un parti occupé à la conquête ou à la conservation du pouvoir gouvernemental ne peut discerner dans ces cris que du bruit. Il réagira différemment selon que ce bruit gêne celui de sa propre propagande ou au contraire le grossit. Mais en aucun cas il n’est capable d’une attention tendre et divinatrice pour en discerner la signification.

Il en est de même à un degré moindre pour les organisations qui par contagion imitent les partis, c’est-à-dire, quand la vie publique est dominée par le jeu des partis, pour toutes les organisations, y compris, par exemple, les syndicats et même les Églises.

Bien entendu, les partis et organisations similaires sont tout aussi étrangers aux scrupules de l’intelligence.

Quand la liberté d’expression se ramène en fait à la liberté de propagande pour les organisations de ce genre, les seules parties de l’âme humaine qui méritent de s’exprimer ne sont pas libres de le faire. Ou elles le sont à un degré infinitésimal, à peine davantage que dans le système totalitaire.

Or c’est le cas dans une démocratie où le jeu des partis règle la distribution du pouvoir, c’est-à-dire dans ce que nous, Français, avons jusqu’ici nommé démocratie. Car nous n’en connaissons pas d’autre. Il faut donc inventer autre chose.

Le même critérium, appliqué d’une manière analogue à toute institution publique, peut conduire à des conclusions également manifestes.

La personne n’est pas ce qui fournit ce critérium. Le cri de douloureuse surprise que suscite au fond de l’âme l’infliction du mal n’est pas quelque chose de personnel. Il ne suffit pas d’une atteinte à la personne et à ses désirs pour le faire jaillir. Il jaillit toujours par la sensation d’un contact avec l’injustice à travers la douleur. Il constitue toujours, chez le dernier des hommes comme chez le Christ, une protestation impersonnelle.

Il s’élève aussi très souvent des cris de protestation personnelle, mais ceux-là sont sans importance; on peut en provoquer autant qu’on veut sans rien violer de sacré.

Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul.

À notre époque, où les écrivains et les savants ont si étrangement usurpé la place des prêtres, le public reconnaît, avec une complaisance qui n’est nullement fondée en raison, que les facultés artistiques et scientifiques sont sacrées. C’est généralement considéré comme évident, quoique ce soit bien loin de l’être. Quand on croit devoir donner un motif, on allègue que le jeu de ces facultés est parmi les formes les plus hautes de l’épanouissement de la personne humaine.

Souvent, en effet, il est seulement cela. Dans ce cas, il est facile de se rendre compte de ce que cela vaut et de ce que cela donne.

Cela donne des attitudes envers la vie telles que celle, si commune en notre siècle, exprimée par l’horrible phrase de Blake: «Il vaut mieux étouffer un enfant dans son berceau que de conserver en soi un désir non satisfait.» Ou telles que celle qui a fait naître la conception de l’acte gratuit. Cela donne une science où sont reconnues toutes les espèces possibles de normes, de critères et de valeurs, excepté la vérité.

Le chant grégorien, les églises romanes, l’Iliade, l’invention de la géométrie, n’ont pas été, chez les êtres à travers lesquels ces choses sont passées pour venir jusqu’à nous, des occasions d’épanouissement.

La science, l’art, la littérature, la philosophie qui sont seulement des formes d’épanouissement de la personne, constituent un domaine où s’accomplissent des réussites éclatantes, glorieuses, qui font vivre des noms pendant des milliers d’années. Mais au-dessus de ce domaine, loin au-dessus, séparé de lui par un abîme, en est un autre où sont situées les choses de tout premier ordre. Celles-là sont essentiellement anonymes.

C’est un hasard si le nom de ceux qui y ont pénétré est conservé ou perdu; même s’il est conservé, ils sont entrés dans l’anonymat. Leur personne a disparu.

La vérité et la beauté habitent ce domaine des choses impersonnelles et anonymes. C’est lui qui est sacré. L’autre ne l’est pas, ou s’il l’est, c’est seulement comme pourrait l’être une tache de couleur qui, dans un tableau, représenterait une hostie.

Ce qui est sacré dans la science, c’est la vérité. Ce qui est sacré dans l’art, c’est la beauté. La vérité et la beauté sont impersonnelles. Tout cela est trop évident.

Si un enfant fait une addition, et s’il se trompe, l’erreur porte le cachet de sa personne. S’il procède d’une manière parfaitement correcte, sa personne est absente de toute l’opération.

La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours vise à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise «je».

Mais la partie de l’âme qui dit «nous» est encore infiniment plus dangereuse.

Le passage dans l’impersonnel ne s’opère que par une attention d’une qualité rare et qui n’est possible que dans la solitude. Non seulement la solitude de fait, mais la solitude morale. Il ne s’accomplit jamais chez celui qui se pense lui-même comme membre d’une collectivité, comme partie d’un «nous».

Les hommes en collectivité n’ont pas accès à l’impersonnel, même sous les formes inférieures. Un groupe d’êtres humains ne peut pas faire même une addition. Une addition s’opère dans un esprit qui oublie momentanément qu’il existe aucun autre esprit.

Le personnel est opposé à l’impersonnel, mais il y a passage de l’un à l’autre. Il n’y a pas passage du collectif à l’impersonnel. Il faut que d’abord une collectivité se dissolve en personnes séparées pour que l’entrée dans l’impersonnel soit possible.

En ce sens seulement, la personne participe davantage du sacré que la collectivité.

Non seulement la collectivité est étrangère au sacré, mais elle égare en en fournissant une fausse imitation.

L’erreur qui attribue à la collectivité un caractère sacré est l’idolàtrie; c’est en tout temps, en tout pays, le crime le plus répandu. Celui aux yeux de qui compte seul l’épanouissement de la personne a complètement perdu le sens même du sacré. Il est difficile de savoir laquelle des deux erreurs est pire. Souvent elles se combinent dans le même esprit à tel ou tel dosage. Mais la seconde erreur a bien moins d’énergie et de durée que la première.

Du point de vue spirituel, la lutte entre l’Allemagne de 1940 et la France de 1940 était principalement une lutte non entre la barbarie et la civilisation, non entre le mal et le bien, mais entre la première erreur et la seconde. La victoire de la première n’est pas surprenante; la première est par elle-même la plus forte.

La subordination de la personne à la collectivité n’est pas un scandale; c’est un fait de l’ordre des faits mécaniques, comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. La personne est en fait toujours soumise à la collectivité, jusques et y compris dans ce qu’on nomme son épanouissement.

Par exemple, ce sont précisément les artistes et écrivains les plus enclins à regarder leur art comme l’épanouissement de leur personne qui sont en fait les plus soumis au goût du public. Hugo ne trouvait nulle difficulté à concilier le culte de soi et le rôle d’«écho sonore». Des exemples comme Wilde, Gide ou les surréalistes sont encore plus clairs. Les savants situés au même niveau sont eux aussi asservis à la mode, laquelle est plus puissante encore sur la science que sur la forme des chapeaux. L’opinion collective des spécialistes est presque souveraine sur chacun d’eux.

La personne étant soumise en fait et par la nature des choses au collectif, il n’y a pas de droit naturel relativement à elle.

On a raison quand on dit que l’antiquité n’avait pas la notion du respect dû à la personne. Elle pensait beaucoup trop clairement pour une conception tellement confuse.

L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. À ce moment il y a quelque chose en lui, une parcelle de son âme, sur quoi rien de collectif ne peut avoir aucune prise. S’il peut s’enraciner dans le bien impersonnel, c’est-à-dire devenir capable d’y puiser une énergie, il est en état, toutes les fois qu’il pense en avoir l’obligation, de tourner contre n’importe quelle collectivité, sans s’appuyer sur aucune autre, une force à coup sur petite, mais réelle.

Il y a des occasions où une force presque infinitésimale est décisive. Une collectivité est beaucoup plus forte qu’un homme seul; mais toute collectivité a besoin pour exister d’opérations, dont l’addition est l’exemple élémentaire, qui ne s’accomplissent que dans un esprit en état de solitude.

Ce besoin donne la possibilité d’une prise de l’impersonnel sur le collectif, si seulement on savait étudier une méthode pour en faire usage.

Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel.

C’est à ceux-là d’abord que doit s’adresser l’appel au respect envers le caractère sacré des êtres humains. Car pour qu’un tel appel ait une existence, il faut bien qu’il soit adressé à des êtres susceptibles de l’entendre.

Il est inutile d’expliquer à une collectivité que dans chacune des unités qui la composent il y a quelque chose qu’elle ne doit pas violer. D’abord une collectivité n’est pas quelqu’un, sinon par fiction; elle n’a pas d’existence, sinon abstraite; lui parler est une opération fictive. Puis, si elle était quelqu’un, elle serait quelqu’un qui n’est disposé à respecter que soi.

De plus, le plus grand danger n’est pas la tendance du collectif à comprimer la personne, mais la tendance de la personne à se précipiter, à se noyer dans le collectif. Ou peut-être le premier danger n’est-il que l’aspect apparent et trompeur du second.

S’il est inutile de dire à la collectivité que la personne est sacrée, il est inutile aussi de dire à la personne qu’elle est elle-même sacrée. Elle ne peut pas le croire. Elle ne se sent pas sacrée. La cause qui empêche que la personne se sente sacrée, c’est qu’en fait elle ne l’est pas.

S’il y a des êtres dont la conscience rende un autre témoignage, à qui leur propre personne donne un certain sentiment de sacré qu’ils croient pouvoir, par généralisation, attribuer a toute personne, ils sont dans une double illusion.

Ce qu’ils éprouvent, ce n’est pas le sentiment du sacré authentique, c’en est cette fausse imitation que produit le collectif. S’ils l’éprouvent à l’occasion de leur propre personne, c’est parce qu’elle a part au prestige collectif par la considération sociale dont elle se trouve être le siège.

Ainsi c’est par erreur qu’ils croient pouvoir généraliser. Quoique cette généralisation erronée procède d’un mouvement généreux, elle ne peut pas avoir assez de vertu pour qu’à leurs yeux la matière humaine anonyme cesse réellement d’être de la matière humaine anonyme. Mais il est difficile qu’ils aient l’occasion de s’en rendre compte, car ils n’ont pas contact avec elle.

Dans l’homme, la personne est une chose en détresse, qui a froid, qui court chercher un refuge et une chaleur.

Cela est ignoré de ceux chez qui elle est, ne fût-ce qu’en attente, chaudement enveloppée de considération sociale.

C’est pourquoi la philosophie personnaliste a pris naissance et s’est répandue non dans les milieux populaires, mais dans des milieux d’écrivains qui, par profession, possèdent ou espèrent acquérir un nom et une réputation.

Les rapports entre la collectivité et la personne doivent être établis avec l’unique objet d’écarter ce qui est susceptible d’empêcher la croissance et la germination mystérieuse de la partie impersonnelle de l’âme.

Pour cela, il faut d’un côté qu’il y ait autour de chaque personne de l’espace, un degré de libre disposition du temps, des possibilités pour le passage à des degrés d’attention de plus en plus élevés, de la solitude, du silence. Il faut en même temps qu’elle soit dans la chaleur, pour que la détresse ne la contraigne pas à se noyer dans le collectif.

Si tel est le bien, il semble difficile d’aller beaucoup plus loin dans le sens du mal que la société moderne, même démocratique. Notamment une usine moderne n’est peut-être pas très loin de la limite de l’horreur. Chaque être humain y est continuellement harcelé, piqué par l’intervention de volontés étrangères, et en même temps l’àme est dans le froid, la détresse et l’abandon. Il faut à l’homme du silence chaleureux, on lui donne un tumulte glacé.

Le travail physique, bien qu’il soit une peine, n’est pas par lui-même une dégradation. Il n’est pas de l’art; il n’est pas de la science; mais il est autre chose qui a une valeur absolument égale à celle de l’art et de la science. Car il procure une possibilité égale pour l’accès à une forme impersonnelle de l’attention.

Crever les yeux à Watteau adolescent et lui faire tourner une meule n’aurait pas été un crime plus grand que de mettre à une chaîne d’usine ou sur une machine de manœuvre payé aux pièces un petit gars qui a la vocation de cette espèce de travail. Seulement cette vocation, contrairement à celle de peintre, n’est pas discernable.

Exactement dans la même mesure que l’art et la science, bien que d’une manière différente, le travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance.

C’est pourquoi avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège.

Si ceux qui travaillent le sentaient, s’ils sentaient que du fait qu’ils en sont les victimes ils en sont en un sens les complices, leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication; ce serait un soulèvement de l’être tout entier, farouche et désespéré comme chez une jeune fille qu’on veut mettre de force dans une maison de prostitution; et ce serait en même temps un cri d’espérance issu du fond du cœur.

Ce sentiment habite bien en eux, mais tellement inarticulé qu’il est indiscernable pour eux-mêmes. Les professionnels de la parole sont bien incapables de leur en fournir l’expression.

Quand on leur parle de leur propre sort, on choisit généralement de leur parler de salaires. Eux, sous la fatigue qui les accable et fait de tout effort d’attention une douleur, accueillent avec soulagement la clarté facile des chiffres.

Ils oublient ainsi que l’objet à l’égard duquel il y a marchandage, dont ils se plaignent qu’on les force à le livrer au rabais, qu’on leur en refuse le juste prix, ce n’est pas autre chose que leur âme.

Imaginons que le diable est en train d’acheter l’âme d’un malheureux, et que quelqu’un, prenant pitié du malheureux, intervienne dans le débat et dise au diable: «Il est honteux de votre part de n’offrir que ce prix; l’objet vaut au moins le double.»

Cette farce sinistre est celle qu’a jouée le mouvement ouvrier, avec ses syndicats, ses partis, ses intellectuels de gauche.

Cet esprit de marchandage était déjà implicite dans la notion de droit que les gens de 1789 ont eu l’imprudence de mettre au centre de l’appel qu’ils ont voulu crier à la face du monde. C’était en détruire d’avance la vertu.

La notion de droit est liée a celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication; et quand ce ton est adopté, c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule.

Il y a quantité de notions, situées toutes dans la même catégorie, qui sont tout à fait étrangères, par elles-mêmes, au surnaturel, et sont pourtant un peu au-dessus de la force brutale. Elles sont toutes relatives aux mœurs de la bête collective, pour employer le langage de Platon, quand celle-ci garde quelques traces d’un dressage imposé par l’opération surnaturelle de la grâce. Quand elles ne reçoivent pas continuellement un renouveau d’existence d’un renouveau de cette opération, quand elles n’en sont que des survivances, elles se trouvent par nécessité sujettes au caprice de la bête.

Les notions de droit, de personne, de démocratie sont dans cette catégorie. Bernanos a eu le courage d’observer que la démocratie n’oppose aucune défense aux dictateurs. La personne est par nature soumise à la collectivité. Le droit est par nature dépendant de la force. Les mensonges et les erreurs qui voilent ces vérités sont extrêmement dangereux, parce qu’ils empêchent d’avoir recours à ce qui seul se trouve soustrait à la force et en préserve; c’est-à-dire une autre force, qui est le rayonnement de l’esprit. La matière pesante n’est capable de monter contre la pesanteur que dans les plantes, par l’énergie du soleil que le vert des feuilles a captée et qui opère dans la sève. La pesanteur et la mort reprendront progressivement mais inexorablement la plante privée de lumière.

Parmi ces mensonges se trouve celui du droit naturel, lancé par le XVIIIe siècle matérialiste. Non pas par Rousseau, qui était un esprit lucide, puissant, et d’inspiration vraiment chrétienne, mais par Diderot et les milieux de l’Encyclopédie.

La notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées, employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien. On accuse l’Allemagne moderne de la mépriser. Mais elle s’en est servie à satiété dans ses revendications de nation prolétaire. Elle ne reconnaît, il est vrai, à ceux qu’elle subjugue d’autre droit que celui d’obéir. La Rome antique aussi.

Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, afin d’en discerner l’espèce, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et en fait la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains.

Les Grecs n’avaient pas la notion de droit. Ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer. Ils se contentaient du nom de la justice.

C’est par une singulière confusion qu’on a pu assimiler la loi non écrite d’Antigone au droit naturel. Aux yeux de Créon, il n’y avait dans ce que faisait Antigone absolument rien de naturel. Il la jugeait folle.

Ce n’est pas nous qui pourrions lui donner tort, nous qui, en ce moment, pensons, parlons et agissons exactement comme lui. On peut le vérifier en se reportant au texte.

Antigone dit à Créon : «Ce n’est pas Zeus qui avait publié cette ordonnance; ce n’est pas la compagne des divinités de l’autre monde, la justice, qui a établi de pareilles lois parmi les hommes.» Créon essaie de la convaincre que ses Ordres étaient justes; il l’accuse d’avoir outragé un de ses frères en honorant l’autre, puisque ainsi le même honneur a été accordé à l’impie et au fidèle, à celui qui est mort en essayant de détruire sa propre patrie et à celui qui est mort pour la défendre.

Elle dit: «Néanmoins l’autre monde demande des lois égales.» Il objecte avec bon sens: «Mais il n’y a pas de partage égal pour le brave et le traître.» Elle ne trouve que cette réponse absurde: «Qui sait si dans l’autre monde cela est légitime?»

L’observation de Créon est parfaitement raisonnable: «Mais jamais un ennemi, même après qu’il est mort, n’est un ami.» Mais la petite niaise répond: «Je suis née pour avoir part, non à la haine, mais à l’amour.»

Créon alors, de plus en plus raisonnable: «Va donc dans l’autre monde, et puisqu’il faut que tu aimes, aime ceux qui demeurent là-bas.»

En effet, c’était bien là sa vraie place. Car la loi non écrite à laquelle obéissait cette petite fille, bien loin d’avoir quoi que ce fût de commun avec aucun droit ni avec rien de naturel, n’était pas autre chose que l’amour extrême, absurde, qui a poussé le Christ sur la Croix.

La justice, compagne des divinités de l’autre monde, prescrit cet excès d’amour. Aucun droit ne le prescrirait. Le droit n’a pas de lien direct avec l’amour.

Comme la notion de droit est étrangère à l’esprit grec, elle est étrangère aussi à l’inspiration chrétienne, là où elle est pure, non mélangée d’héritage romain, ou hébraïque, ou aristotélicien. On n’imagine pas saint François d’Assise parlant de droit.

Si l’on dit à quelqu’un qui soit capable d’entendre: «Ce que vous me faites n’est pas juste», on peut frapper et éveiller à la source l’esprit d’attention et d’amour. Il n’en est pas de même de paroles comme: «J’ai le droit de…», «Vous n’avez pas le droit de…» ; elles enferment une guerre latente et éveillent un esprit de guerre. La notion de droit, mise au centre des conflits sociaux, y rend impossible de part et d’autre toute nuance de charité.

Il est impossible, lorsqu’on en fait un usage presque exclusif, de garder le regard fixé sur le vrai problème. Un paysan sur qui un acheteur, dans un marché, fait indiscrètement pression pour l’amener à vendre ses œufs à un prix modéré, peut très bien répondre: « J’ai le droit de garder mes œufs si on ne m’offre pas un assez bon prix.» Mais une jeune fille qu’on est en train de mettre de force dans une maison de prostitution ne parlera pas de ses droits. Dans une telle situation, ce mot semblerait ridicule à force d’insuffisance.

C’est pourquoi le drame social, qui est analogue à la seconde situation, est apparu faussement, par l’usage de ce mot, comme analogue à la première.

L’usage de ce mot a fait, de ce qui aurait dû être un cri jailli du fond des entrailles, une aigre criaillerie de revendication, sans pureté ni efficacité.

La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau.

En ajoutant au mot de droit celui de personne, ce qui implique le droit de la personne à ce qu’on nomme l’épanouissement, on ferait un mal encore bien plus grave. Le cri des opprimés descendrait plus bas encore que le ton de la revendication, il prendrait celui de l’envie.

Car la personne ne s’épanouit que lorsque du prestige social la gonfle; son épanouissement est un privilège social. On ne le dit pas aux foules en leur parlant des droits de la personne, on leur dit le contraire. Elles ne disposent pas d’un pouvoir suffisant d’analyse pour le reconnaître clairement par elles-mêmes; mais elles le sentent, leur expérience quotidienne leur en donne la certitude.

Ce ne peut être pour elles un motif de repousser ce mot d’ordre. À notre époque d’intelligence obscurcie, on ne fait aucune difficulté de réclamer pour tous une part égale aux privilèges, aux choses qui ont pour essence d’être des privilèges. C’est une espèce de revendication à la fois absurde et basse; absurde, parce que le privilège par définition est inégal; basse, parce qu’il ne vaut pas d’être désiré.

Mais la catégorie des hommes qui formulent et les revendications et toutes choses, qui ont le monopole du langage, est une catégorie de privilégiés. Ce n’est pas eux qui diront que le privilège ne vaut pas d’être désiré. Ils ne le pensent pas. Mais surtout ce serait indécent de leur part.

Beaucoup de vérités indispensables et qui sauveraient les hommes ne sont pas dites par une cause de ce genre; ceux qui pourraient les dire ne peuvent pas les formuler, ceux qui pourraient les formuler ne peuvent pas les dire. Le remède à ce mal serait un des problèmes pressants d’une véritable politique.

Dans une société instable, les privilégiés ont mauvaise conscience. Les uns le cachent par un air de défi et disent aux foules: «Il est tout à fait convenable que vous n’ayez pas de privilèges et que j’en aie.» Les autres leur disent d’un air de bienveillance: «Je réclame pour vous tous une part égale aux privilèges que je possède.»

La première attitude est odieuse. La seconde manque de bon sens.

Elle est aussi trop facile.

L’une et l’autre aiguillonnent le peuple à courir dans la voie du mal, à s’éloigner de son unique et véritable bien, qui n’est pas en ses mains, mais qui, en un sens, est tellement proche de lui. Il est beaucoup plus proche d’un bien authentique, qui soit source de beauté, de vérité, de joie et de plénitude que ceux qui lui accordent leur pitié. Mais n’y étant pas et ne sachant comment y aller, tout se passe comme s’il en était infiniment loin. Ceux qui parlent pour lui, à lui, sont également incapables de comprendre et dans quelle détresse il se trouve et quelle plénitude de bien se trouve presque à sa portée. Et lui, il lui est indispensable d’être compris.

Le malheur est par lui-même inarticulé. Les malheureux supplient silencieusement qu‘on leur fournisse des mots pour s’exprimer. Il y a des époques où ils ne sont pas exaucés. Il y en a d’autres où on leur fournit des mots, mais mal choisis, car ceux qui les choisissent sont étrangers au malheur qu’ils interprètent.

Ils en sont loin le plus souvent par la place où les ont mis les circonstances. Mais même s’ils en sont proches, ou s’ils ont été dedans à une période de leur vie, même récente, ils y sont néanmoins étrangers, parce qu’ils s’y sont rendus étrangers aussitôt qu’ils ont pu.

La pensée répugne à penser le malheur autant que la chair vivante répugne à la mort. L’offrande volontaire d’un cerf s’avançant pas à pas pour se présenter aux dents d’une meute est possible à peu près au même degré qu’un acte d’attention dirigé sur un malheur réel et tout proche, de la part d’un esprit qui a la faculté de s’en dispenser.

Ce qui, étant indispensable au bien, est impossible par nature, cela est toujours possible surnaturellement.

Le bien surnaturel n’est pas une sorte de supplément au bien naturel, comme on voudrait, Aristote aidant, nous le persuader pour notre plus grand confort. Il serait agréable qu’il en fût ainsi, mais il n’en est pas ainsi. Dans tous les problèmes poignants de l’existence humaine, il y a le choix seulement entre le bien surnaturel et le mal.

Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal.

Ces notions n’ont pas leur lieu dans le ciel, elles sont en suspens dans les airs, et pour cette raison même elles sont incapables de mordre la terre.

Seule la lumière qui tombe continuellement du ciel fournit à un arbre l’énergie qui enfonce profondement dans la terre les puissantes racines. L’arbre est en vérité enraciné dans le ciel.

Seul ce qui vient du ciel est susceptible d’imprimer réellement une marque sur la terre.

Si on veut armer efficacement les malheureux, il ne faut mettre dans leur bouche que des mots dont le séjour propre se trouve au ciel, par-dessus le ciel, dans l’autre monde. Il ne faut pas craindre que ce soit impossible. Le malheur dispose l’âme à recevoir avidement, à boire tout ce qui vient de ce lieu. Ce sont les fournisseurs, non les consommateurs, qui manquent pour cette espèce de produits.

Le critère pour le choix des mots est facile à reconnaître et à employer. Les malheureux, submergés de mal, aspirent au bien. Il ne faut leur donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit: «Il met sa personne en avant.» La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice, la compassion sont des biens toujours, partout.

Il suffit, pour être sûr qu’on dit ce qu’il faut, de se restreindre, quand il s’agit des aspirations des malheureux, aux mots et aux phrases qui expriment toujours, partout, en toute circonstance, uniquement du bien.

C’est l’un des deux seuls services qu’on puisse leur rendre avec des mots. L’autre est de trouver des mots oui expriment la vérité de leur malheur; qui, à travers les circonstances extérieures, rendent sensible le cri toujours poussé dans le silence: «Pourquoi me fait-on du mal?»

Ils ne doivent pas compter pour cela sur les hommes de talent, les personnalités, les célébrités, ni même sur les hommes de génie au sens où l’on emploie d’ordinaire le mot génie, dont on confond l’usage avec celui du mot talent. Ils ne peuvent compter que sur les génies de tout premier ordre, le poète de l’lliade, Eschyle, Sophocle, Shakespeare tel qu’il était quand il écrivit Lear, Racine tel qu’il était quand il écrivit Phèdre. Cela ne fait pas un grand nombre.

Mais il y a quantité d’êtres humains, qui, étant mal ou médiocrement doués par la nature, paraissent infiniment inférieurs non seulement à Homère, Eschyle, Sophocle, Shakespeare, Racine, mais aussi à Virgile, Corneille, Hugo; et qui cependant vivent dans le royaume des biens impersonnels où ces derniers n’ont pas pénétré.

Un idiot de village, au sens littéral du mot, qui aime réellement la vérité, quand même il n’émettrait jamais que des balbutiements, est par la pensée infiniment supérieur à Aristote. Il est infiniment plus proche de Platon qu’Aristote ne l’a jamais été. Il a du génie, au lieu qu’à Aristote le mot de talent convient seul. Si une fée venait lui proposer de changer son sort contre une destinée analogue à celle d’Aristote, la sagesse pour lui serait de refuser sans hésitation. Mais il n’en sait rien. Personne ne le lui dit. Tout le monde lui dit le contraire. Il faut le lui dire. Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou a peine mieux que moyen, qui ont du génie. Il n’y a pas à craindre de les rendre orgueilleux. L’amour de la vérité est toujours accompagné d’humilité. Le génie réel n’est pas autre chose que la vertu surnaturelle d’humilité dans le domaine de la pensée.

Au lieu d’encourager la floraison des talents, comme on se le proposait en 1789, il faut chérir et réchauffer avec un tendre respect la croissance du génie; car seuls les héros réellement purs, les saints et les génies peuvent être un secours pour les malheureux. Entre les deux, les gens de talent, d’intelligence, d’énergie, de caractère, de forte personnalité, font écran et empêchent le secours. Il ne faut faire aucun mal à l’écran, mais il faut le mettre doucement de côté, en tâchant qu’il s’en aperçoive le moins possible. Et il faut casser l’écran beaucoup plus dangereux du collectif, en supprimant toute la part de nos institutions et de nos mœurs où habite une forme quelconque de l’esprit de parti. Ni les personnalités ni les partis n’accordent jamais audience soit à la vérité soit au malheur.

Il y a alliance naturelle entre la vérité et le malheur, parce que l’une et l’autre sont des suppliants muets, éternellement condamnés à demeurer sans voix devant nous.

Comme un vagabond, accusé en correctionnelle d’avoir pris une carotte dans un champ, se tient debout devant le juge, qui, commodément assis, enfile élégamment questions, commentaires et plaisanteries, tandis que l’autre ne parvient pas même à balbutier; ainsi se tient la vérité devant une intelligence occupée à aligner élégamment des opinions.

Le langage, même chez l’homme qui en apparence se tait, est toujours ce qui formule les opinions. La faculté naturelle qu’on nomme intelligence est relative aux opinions et au langage. Le langage énonce des relations. Mais il en énonce peu, parce qu’il se déroule dans le temps. S’il est confus, vague, peu rigoureux, sans ordre, si l’esprit qui l’émet ou qui l’écoute a une faible capacité de garder une pensée présente à l’esprit, il est vide ou presque vide de tout contenu réel de relations. S’il est parfaitement clair, précis, rigoureux, ordonné; s’il s’adresse à un esprit capable, ayant conçu une pensée, de la garder présente pendant qu’il en conçoit une autre, de garder ces deux présentes pendant qu’il en conçoit une troisième, et ainsi de suite; en ce cas, le langage peut être relativement riche en relations. Mais comme toute richesse, cette richesse relative est d´une atroce misère, comparée à la perfection qui seule est désirable.

Même en mettant les choses au mieux, un esprit enfermé dans le langage est en prison. Sa limite, c’est la quantité de relations que les mots peuvent rendre présentes à son esprit en même temps. Il reste dans l’ignorance des pensées impliquant la combinaison d’un nombre de relations plus grand; ces pensées sont hors du langage, non formulables, quoiqu’elles soient parfaitement rigoureuses et claires et quoique chacune des relations qui les compose soit exprimable en mots parfaitement précis. Ainsi l’esprit se meut dans un espace clos de vérité partielle, qui peut d’ailleurs être plus ou moins grand, sans pouvoir jamais jeter même un regard sur ce qui est au-dehors.

Si un esprit captif ignore sa propre captivité, il vit dans l’erreur. S’il l’a reconnue, ne fût-ce qu’un dixième de seconde, et s’est empressé de l’oublier pour ne pas souffrir, il séjourne dans le mensonge. Des hommes d’intelligence extrêmement brillante peuvent naître, vivre et mourir dans l’erreur et le mensonge. En ceux-là l’intelligence n’est pas un bien ni même un avantage. La différence entre hommes plus ou moins intelligents est comme la différence entre des criminels condamnés pour la vie à l’emprisonnement cellulaire et dont les cellules seraient plus ou moins grandes. Un homme intelligent et fier de son intelligence ressemble à un condamné qui serait fier d’avoir une grande cellule.

Un esprit qui sent sa captivité voudrait se la dissimuler. Mais s’il a horreur du mensonge il ne le fera pas. Il lui faudra alors beaucoup souffrir. Il se cognera contre la muraille jusqu’à l’évanouissement; s’éveillera, regardera la muraille avec crainte, puis un jour recommencera et s’évanouira de nouveau; et ainsi de suite, sans fin, sans aucune espérance. Un jour il s’éveillera de l’autre côté du mur.

Il est peut-être encore captif, dans un cadre seulement plus spacieux. Qu’importe? Il possède désormais la clef, le secret qui fait tomber tous les murs. Il est au-delà de ce que les hommes nomment intelligence, il est la où commence la sagesse.

Tout esprit enfermé par le langage est capable seulement d’opinions. Tout esprit devenu capable de saisir des pensées inexprimables à cause de la multitude des rapports qui s’y combinent, quoique plus rigoureuses et plus lumineuses que ce qu’exprime le langage le plus précis, tout esprit parvenu à ce point séjourne déjà dans la vérité. La certitude et la foi sans ombre lui appartiennent. Et il importe peu qu’il ait eu à l’origine peu ou beaucoup d’intelligence, qu’il ait été dans une cellule étroite ou large. Ce qui importe seul, c’est qu’étant arrivé au bout de sa propre intelligence, quelle qu’elle pût être, il soit passé au-delà. Un idiot de village est aussi proche de la vérité qu’un enfant prodige. L’un et l’autre en sont séparés seulement par une muraille. On n’entre pas dans la vérité sans avoir passé à travers son propre anéantissement; sans avoir séjourné longtemps dans un état d’extrême et totale humiliation.

C’est le même obstacle qui s’oppose à la connaissance du malheur. Comme la vérité est autre chose que l’opinion, le malheur est autre chose que la souffrance. Le malheur est un mécanisme à broyer l’âme; l’homme qui y est pris est comme un ouvrier happé par les dents d’une machine. Ce n’est plus qu’une chose déchirée et sanguinolente.

Le degré et la nature de la souffrance qui constitue au sens propre un malheur diffèrent beaucoup selon les êtres humains. Cela dépend surtout de la quantité d’énergie vitale possédée au point initial et de l’attitude adoptée devant la souffrance.

La pensée humaine ne peut pas reconnaître la réalité du malheur. Si quelqu’un reconnaît la réalité du malheur, il doit se dire: «Un jeu de circonstances que je ne contrôle pas peut m’enlever n’importe quoi, à n’importe quel instant, y compris toutes ces choses qui sont tellement à moi que je les considère comme étant moi-même. Il n’y a rien en moi que je ne puisse perdre. Un hasard peut n’importe quand abolir ce que je suis et mettre à la place n’importe quoi de vil et de méprisable. »

Penser cela avec toute l’âme, c’est éprouver le néant. C’est l’état d’extrême et totale humiliation qui est aussi la condition du passage dans la vérité. C’est une mort de l’âme. C’est pourquoi le spectacle du malheur nu cause à l’âme la même rétraction que la proximité de la mort cause à la chair.

On pense aux morts avec piété quand on les évoque seulement avec l’esprit, ou quand on va sur des tombes, ou quand on les voit convenablement disposés sur un lit. Mais la vue de certains cadavres qui sont comme jetés sur un champ de bataille, avec un aspect à la fois sinistre et grotesque, cause de l’horreur. La mort apparaît nue, non habillée, et la chair frémit.

Le malheur, quand la distance ou matérielle ou morale permet de le voir seulement d’une manière vague, confuse, sans le distinguer de la simple souffrance, inspire aux âmes généreuses une tendre pitié. Mais quand un jeu quelconque de circonstances fait que soudain quelque part il se trouve révélé à nu, comme étant quelque chose qui détruit, une mutilation ou une lèpre de l’âme, on frémit et on recule. Et les malheureux eux-mêmes éprouvent le même frémissement d’horreur devant eux-mêmes.

Écouter quelqu’un, c’est se mettre à sa place pendant qu’il parle. Se mettre à la place d’un être dont l’âme est mutilée par le malheur ou en danger imminent de l’être, c’est anéantir sa propre âme. C’est plus difficile que ne serait le suicide à un enfant heureux de vivre. Ainsi les malheureux ne sont pas écoutés. Ils sont dans l’état où se trouverait quelqu’un à qui on aurait coupé la langue et qui par moments oublierait son infirmité. Leurs lèvres s’agitent et aucun son ne vient frapper les oreilles. Eux-mêmes sont rapidement atteints d’im- puissance dans l’usage du langage par la certitude de n’être pas entendus.

C’est pourquoi il n’y a pas d’espérance pour le vagabond debout devant le magistrat. Si à travers ses balbutiements sort quelque chose de déchirant, qui perce l’âme, cela ne sera entendu ni du magistrat ni des spectateurs. C’est un cri muet. Et les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même.

Seule l’opération surnaturelle de la grâce fait passer une âme à travers son propre anéantissement jusqu’au lieu où se cueille l’espèce d’attention qui seule permet d’être attentif a la vérité et au malheur. C’est la même pour les deux objets. C’est une attention intense, pure, sans mobile, gratuite, généreuse. Et cette attention est amour.

Parce que le malheur et la vérité ont besoin pour être entendus de la même attention, l’esprit de justice et l’esprit de vérité ne font qu’un. L’esprit de justice et de vérité n’est pas autre chose qu’une certaine espèce d’attention, qui est du pur amour.

Par une disposition éternelle de la Providence, tout ce qu’un homme produit en tout domaine quand l’esprit de justice et de vérité le maîtrise est revêtu de l’éclat de la beauté.

La beauté est le mystère suprême d’ici-bas. C’est un éclat qui sollicite l’attention, mais ne lui fournit aucun mobile pour durer. La beauté promet toujours et ne donne jamais rien; elle suscite une faim, mais il n’y a pas en elle de nourriture pour la partie de l’âme qui essaie ici-bas de se rassasier; elle n’a de nourriture que pour la partie de l’âme qui regarde. Elle suscite le désir, et elle fait sentir clairement qu’il n’y a en elle rien à désirer, car on tient avant tout à ce que rien d’elle ne change. Si on ne cherche pas d’expédients pour sortir du tourment délicieux qu’elle inflige, le désir peu à peu se transforme en amour, et il se forme un germe de la faculté d’attention gratuite et pure.

Autant le malheur est hideux, autant l’expression vraie du malheur est souverainement belle. On peut donner comme exemples, même dans les siècles récents, Phèdre, l’École des Femmes, Lear, les poèmes de Villon, mais bien plus encore les tragédies d’Eschyle et Sophocle; et bien plus encore l’Iliade, le Livre de Job, certains poèmes populaires; et bien plus encore les récits de la Passion dans les Évangiles. L’éclat de la beauté est répandu sur le malheur par la lumière de l’esprit de justice et d’amour, qui seul permet a une pensée humaine de regarder et de reproduire le malheur tel qu’il est.

Toutes les fois aussi qu’un fragment de vérité inexprimable passe dans des mots qui, sans pouvoir contenir la vérité qui les a inspirés, ont avec elle une correspondance si parfaite par leur arrangement qu’ils fournissent un support à tout esprit désireux de la retrouver, toutes les fois qu’il en est ainsi, un éclat de beauté est répandu sur les mots.

Tout ce qui procède de l’amour pur est illuminé par l’éclat de la beauté.

La beauté est sensible, quoique très confusément et mélangée à beaucoup de fausses imitations, à l’intérieur de la cellule où toute pensée humaine est d’abord emprisonnée. La vérité et la justice à la langue coupée ne peuvent espérer aucun autre secours que le sien. Elle n’a pas non plus de langage; elle ne parle pas; elle ne dit rien. Mais elle a une voix pour appeler. Elle appelle et montre la justice et la vérité qui sont sans voix. Comme un chien aboie pour faire venir des gens auprès de son maître qui gît inanimé dans la neige.

Justice, vérité, beauté sont sœurs et alliées. Avec trois mots si beaux il n’est pas besoin d’en chercher d’autres.

La justice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes. Il est fait du mal à un être humain quand il crie intérieurement: «Pourquoi est-ce qu’on me fait du mal?» Il se trompe souvent dès qu’il essaie de se rendre compte quel mal il subit, qui le lui inflige, pourquoi on le lui inflige. Mais le cri est infaillible.

L’autre cri si souvent entendu: «Pourquoi l’autre a-t-il plus que moi?» est relatif au droit. Il faut apprendre à distinguer les deux cris et faire taire le second le plus qu’on peut, avec le moins de brutalité possible, en s’aidant d’un code, des tribunaux ordinaires et de la police. Pour former les esprits capables de résoudre les problèmes situés dans ce domaine, l’École de Droit suffit.

Mais le cri: «Pourquoi me fait-on du mal?» pose des problèmes tout autres, auxquels est indispensable l’esprit de vérité, de justice et d’amour.

Dans toute âme humaine monte continuellement la demande qu’il ne lui soit pas fait de mal. Le texte du Pater adresse cette demande à Dieu. Mais Dieu n’a le pouvoir de préserver du mal que la partie éternelle d’une âme entrée avec lui en contact réel et direct. Le reste de l’âme, et l’âme tout entière en quiconque n’a pas reçu la grâce du contact réel et direct avec Dieu, est abandonné aux vouloirs des hommes et au hasard des circonstances.

Ainsi c’est aux hommes à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes.

Quelqu’un à qui on fait du mal, il pénètre vraiment du mal en lui, non pas seulement la douleur, la souffrance, mais l’horreur même du mal. Comme les hommes ont le pouvoir de se transmettre du bien les uns aux autres, ils ont aussi le pouvoir de se transmettre du mal. On peut transmettre du mal à un être humain en le flattant, en lui fournissant du bien-être, des plaisirs; mais le plus souvent les hommes transmettent du mal aux hommes en leur faisant du mal.

La Sagesse éternelle pourtant ne laisse pas l’àme humaine entièrement à la merci du hasard des événements et du vouloir des hommes. Le mal infligé du dehors a un être humain sous forme de blessure exaspère le désir du bien et suscite ainsi automatiquement la possibilité d’un remède. Quand la blessure a pénètre profondément, le bien désire est le bien parfaitement pur. La partie de l’âme qui demande «Pourquoi me fait-on du mal?» est la partie profonde qui en tout être humain, même le plus souillé, est demeurée depuis la première enfance parfaitement intacte et parfaitement innocente.

Préserver la justice, protéger les hommes de tout mal, c’est d’abord empêcher qu’on leur fasse du mal. Pour ceux à qui on a fait du mal, c’est en effacer les conséquences matérielles, mettre les victimes dans une situation où la blessure, si elle n’a pas percé trop profondément, soit guérie naturellement par le bien-être. Mais pour ceux chez qui la blessure a déchiré toute l’âme, c’est en plus et avant tout calmer la soif en leur donnant à boire du bien parfaitement pur.

Il peut y avoir obligation d’infliger du mal pour susciter cette soif afin de la combler. C’est en cela que consiste le châtiment. Ceux qui sont devenus étrangers au bien au point de chercher à répandre le mal autour d’eux ne peuvent être réintégrés dans le bien que par l’infliction du mal. Il faut leur en infliger jusqu’à ce que s’éveille au fond d’eux-mêmes la voix parfaitement innocente qui dit avec étonnement: «Pourquoi me fait-on du mal?» Cette partie innocente de l’âme du criminel, il faut qu’elle reçoive de la nourriture et qu’elle croisse, jusqu’à ce qu’elle se constitue elle-même en tribunal à l’intérieur de l’âme, pour juger les crimes passés, pour les condamner, et ensuite, avec le secours de la grâce, pour les pardonner. L’opération du châtiment est alors achevée; le coupable est réintégré dans le bien, et doit être publiquement et solennellement réintégré dans la cité.

Le châtiment n’est pas autre chose que cela. Même la peine capitale, bien qu’elle exclue la réintégration dans la cité au sens littéral, ne doit pas être autre chose. Le châtiment est uniquement un procédé pour fournir du bien pur à des hommes qui ne le désirent pas; l’art de punir est l’art d’éveiller chez les criminels le désir du bien pur par la douleur ou même par la mort.

Mais nous avons tout à fait perdu jusqu’à la notion du châtiment. Nous ne savons plus qu’il consiste à fournir du bien. Pour nous il s’arrête à l’infliction du mal. C’est pourquoi il y a une chose et une seule dans la société moderne plus hideuse encore que le crime, et c’est la justice répressive.

Faire de l’idée de justice répressive le mobile central dans l’effort de la guerre et de la révolte est plus dangereux que personne ne peut l’imaginer. Il est nécessaire d’user de la peur pour diminuer l’activité criminelle des lâches; mais il est affreux de faire de la justice répressive, telle que nous la concevons aujourd’hui dans notre ignorance, le mobile des héros.

Toutes les fois qu’un homme d’aujourd’hui parle de châtiment, de punition, de rétribution, de justice au sens punitif, il s’agit seulement de la plus basse vengeance.

Ce trésor de la souffrance et de la mort violente, que le Christ a pris pour lui et qu’il offre si souvent à ceux qu’il aime, nous en faisons si peu de cas que nous le jetons aux êtres les plus vils à nos yeux, sachant qu’ils n’en feront aucun usage et n’ayant pas l’intention de les aider à en trouver l’usage.

Aux criminels, le vrai châtiment; aux malheureux que le malheur a mordus au fond de l’âme, une aide capable de les amener à étancher leur soif aux sources surnaturelles; à tous les autres un peu de bien-être, beaucoup de beauté, et la protection contre ceux qui leur feraient du mal; partout la limitation rigoureuse du tumulte des mensonges, des propagandes et des opinions; l’établissement d’un silence où la vérité puisse germer et mûrir; c’est cela qui est dû aux hommes.

Pour assurer cela aux hommes, on ne peut compter que sur les êtres passés de l’autre côté d’une certaine limite. On dira qu’ils sont trop peu nombreux. Ils sont probablement rares, mais pourtant on ne peut les compter; la plupart sont cachés. Le bien pur n’est envoyé du ciel ici-bas qu’en quantité imperceptible, soit dans chaque âme, soit dans la société. «Le grain de sénevé est la plus petite des graines.» Proserpine n’a mangé qu’un seul grain de grenade. Une perle enfouie au fond d’un champ n’est pas visible. On ne remarque pas le levain mélangé à la pâte.

Mais comme dans les réactions chimiques les catalyseurs ou les bactéries, dont le levain est un exemple, de même dans les choses humaines les grains imperceptibles de bien pur opèrent d’une manière décisive par leur seule présence, s’ils sont mis où il faut.

Comment les mettre où il faut?

Beaucoup serait accompli si parmi ceux qui ont la charge de montrer au public des choses à louer, à admirer, à espérer, à rechercher, à demander, quelques-uns au moins résolvaient dans leur cœur de mépriser absolument et sans exception tout ce qui n’est pas le bien pur, la perfection, la vérité, la justice, l’amour.

Davantage serait fait si la plupart de ceux qui détiennent aujourd’hui des morceaux d’autorité spirituelle sentaient l’obligation de ne jamais proposer aux aspirations des hommes que du bien réel et parfaitement pur.

Quand on parle du pouvoir des mots il s’agit toujours d’un pouvoir d’illusion et d’erreur. Mais, par l’effet d’une disposition providentielle, il est certains mots qui, s’il en est fait un bon usage, ont en eux-mêmes la vertu d’illuminer et de soulever vers le bien. Ce sont les mots auxquels correspond une perfection absolue et insaisissable pour nous. La vertu d’illumination et de traction vers le haut réside dans ces mots eux-mêmes, dans ces mots comme tels, non dans aucune conception. Car en faire bon usage, c’est avant tout ne leur faire correspondre aucune conception. Ce qu’ils expriment est inconcevable.

Dieu et vérité sont de tels mots. Aussi justice, amour, bien.

De tels mots sont dangereux à employer. Leur usage est une ordalie. Pour qu’il en soit fait un usage légitime, il faut à la fois ne les enfermer dans aucune conception humaine et leur joindre des conceptions et des actions directement et exclusivement inspirées par leur lumière. Autrement ils sont rapidement reconnus par tous comme étant du mensonge.

Ce sont des compagnons inconfortables. Des mots comme droit, démocratie et personne sont plus commodes. À ce titre ils sont naturellement préférables aux yeux de ceux qui, même avec de bonnes intentions, ont assumé des fonctions publiques. Les fonctions publiques n’ont d’autre signification que la possibilité de faire du bien aux hommes, et ceux qui les assument avec bonne intention veulent répandre du bien sur leurs contemporains; mais ils commettent généralement l’erreur de croire qu’ils pourront d’abord eux-mêmes l’acheter au rabais.

Les mots de la région moyenne, droit, démocratie, personne, sont de bon usage dans leur région, celle des institutions moyennes. L’inspiration dont toutes les institutions procèdent, dont elles sont comme la projection, réclame un autre langage.

La subordination de la personne au collectif est dans la nature des choses comme celle du gramme au kilogramme sur une balance. Mais une balance peut être telle que le kilogramme cède au gramme. Il suffit qu’un des bras soit plus de mille fois plus long que l’autre. La loi de l’équilibre l’emporte souverainement sur les inégalités de poids. Mais jamais le poids inférieur ne vaincra le poids supérieur sans une relation entre eux où soit cristallisée la loi de l’équilibre.

De même la personne ne peut être protégée contre le collectif, et la démocratie assurée, que par une cristallisation dans la vie publique du bien supérieur, qui est impersonnel et sans relation avec aucune forme politique.

Le mot de personne, il est vrai, est souvent appliqué à Dieu. Mais dans le passage où le Christ propose Dieu même aux hommes comme le modèle d’une perfection qu’il leur est commandé d’accomplir, il n’y joint pas seulement l’image d’une personne, mais surtout celle d’un ordre impersonnel: «Devenez les fils de votre Père, celui des cieux, en ce qu’il fait lever son soleil sur les méchants et les bons et tomber sa pluie sur les justes et les injustes.»

Cet ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.

Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.

Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et est impossible de douter qu’elles soient indispensables.

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