II. MON MAL, MON PLAISIR, MON TOUT,
C´EST UN ROND ET VOILÀ TOUT
«Quand il parle, rien ne pousse.»
Léon-Paul FARGUE
«Quand il s´ennuie, il croit qu´il pense.»
Alphonse DAUDET
Les conditions de la sensation sont: un sujet; un objet, origine d´un excitant-signe.
Pour la psychologie, l´excitant-signe atteindrait directement la conscience du sujet et y serait perçu s´il est d´intensité supérieure à une certaine valeur; s´il y est inférieur, il ne passerait pas le seuil de la conscience.
Il suffirait donc en tous les cas de faire croître l´intensité de l´excitant-signe jusqu´à passer la valeur limite: et il serait perçu, senti.
Cependant l´expérience a établi que les consciences ayant déjà reçu une quantité (d´ailleurs inconnue) d´excitants-signes, étaient d´un seuil plus bas, étaient plus pénétrables.
Or toutes les consciences sans exception, par hérédité, ont reçu un nombre (incalculable) d´excitants-signes de l´univers.
Toutes les consciences sans exception ont donc un seuil abaissé devant le signe actuel et, pour que ce signe ne pût absolument pas en franchir aucune, il eût suffi que ce nombre (incalculable) de signes précédents n´ait pas été.
L´homme en chaire perdit son dynamomètre dans sa barbe et ne répondit rien car ceci était parler dans son langage. Et ceci indiquait que le facteur d´intensité de la sensation n´était pas seulement le signe présent, mais la masse précédente de signes du monde.
Toutefois pour lui comme pour le bon sens, cette Masse n´importait pas. Elle importait à titre d´ornement, elle n´importait pas à titre de Cause.
Le bon sens et le psychologue se comportaient entièrement comme si, la masse de signes précédents de l´univers ôtée, ils se fussent trouvés tout de même en face de l´univers. Car, pour le psychologue et pour vous, la perception avait la forme d´un trou.
Un trou. Un anneau d´épaisseur inappréciable que les signes de choses traversaient avant de s´évanouir. (En contact des bords, c´était le présent; au-dessus des bords, l´avenir; au-dessous, rien à retenir.) Où vont les rayons qui vous touchent? où sont les odeurs? Mais où va le regard fait du signe des rayons?
Dans le trou, derrière vous?
Saisir, lâcher. Saisir, – lâcher. Vous vivez, attendez, vous avez, vous perdez. Sentir, oublier. Ce qui est la valeur même, l´importance même; ce à quoi vous êtes attentif; de vos viscères à votre vapeur ce qui vous a captif, – sa valeur décroît à rien et son importance, comme votre cœur n´a pas battu deux fois.
Où est-ce? Qu´en avez-vous fait?
O quel vivant se trouvera enfin fatigué de recevoir sans retenir?
Oublier, sentir, oublier, sentir. Il tombe, il se défait de vous à chaque instant un son, un goût.
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… «Plus l´organe aura reçu dans un temps précédent d´excitations analogues par des causes analogues, moins l´excitation actuelle devra être intense pour être perçu»…
Comment la saveur passée grandit-elle cette saveur, si elle s´est perdue?
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«Au millieu d´elles estoit
Un cofre oú le Temps mettoit
Les fuseaux de leurs journées,
De courts, de grands, d´allongez,
De gros et de bien dougez,
Comme il plaist aux Destinées.»
RONSARD
Une condition de conte de fée, par décence tue des psychologues, était à l´origine du sentir: TU SENTIRAS À CONDITION D´AVOIR SENTI.
Aujourd´hui était on ne sait où, serpent infini, – pas ce rayon-ci, pas la voix dehors, pas le choc si doux du temps sur ton corps; il était ailleurs.
Ce qui ne privait pas la science des sensations de procéder comme si quelqu´excitant premier, sans plus, était perçu, pourvu qu´il ait l´accent voulu: excitez et servez chaud. Le sujet sentirait l´objet subitement, ce serait un phénomène direct, le Tout-Présent recevant le Tout-Fait. Or l´un n´était pas plus un Moi que la statue de Condillac, l´autre était un mythe; et des travaux considérables, des mesures d´une précision exquise, s´appliquaient à cet inexistant et à cet impossible.
Le Traité du vieillard bien en chaire ne faisait pas état d´hier.
Pourtant TU NE SENTIRAS RIEN SI RIEN EN TOI N´A DÉJÀ SENTI. – Aucun bout dans cette aventure.
Mais comme chacun voulait un sentir original, neuf à tout coup, un sentir premier, servant une fois, qui vous laissât veuf, d´où l´on sortit nu, les plus beaux textes confirmaient le triste manuel à penser, – et ils n´arrêtaient pas, hélas, la Parque de filer. «Ma subite sensation était du premier coup si intense qu´elle ne s´augmentait ensuite par aucune répétition» écrivait André Gide nonobstant ses deux mille générations de pères.
Subite.
L´ingrat.
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C´est ainsi que SENTIR, événement surgi de la vie, la recouvrant, la rendant folle, l´avait occupée au point que les plus attentifs des vivants croyaient sentir du seul fait de vivre, alors que sentir était un prodige, une victoire.
Sentir n´était pas naturel.
Malheureusement pour la solution du problème, sentir était devenu naturel. Du moins, aux hommes. Donc la biologie, si peu mystique, tant évolutionniste qu´elle fut, plaçant en longs tableaux les espèces montant de l´obscurité première, vers le jour, vers ce miracle qui jetterait un végétal tranquille, une algue, un champignon, dans le plaisir, – mais du champignon jusqu´à sentir la biologie ne manquait pas d´inscrire des temps considérables, et ces temps étaient l´expression et comme le scientifique aveu de ce que la vie n´a vraiment rien qui la lie à la sensation.
Et puis l´homme, qui n´avait pas à attendre, qui sentait immédiatement, pour celui-là le premier coup était le bon. L´homme ne s´étonnait pas de sentir, et il ne s´étonnait pas que son ancêtre le plus extrême, sous le verre d´un cristallisoir, ne sentît point.
«Ma première sensation, disait l´homme, était du premier coup si intense qu´elle ne s´augmentait ensuite par aucune répétition.»
Cependant la biologie ayant mis Adam hors de cause, avait gardé l´hérédité, aucun homme n´était le premier; et la première sensation actuelle, était à l´infini.
Il est difficile de savoir si l´homme «descend» (pourquoi pas monte?) d´espèces plus simples; la question reste ouverte, elle n´importe pas dans l´explication du sentir. Ce qui importe, c´est ce fait, aussi bête que la chute des pommes, que nul sentant ne soit le premier à sentir. La chute des pommes avait étonné au moins un esprit, le super banal se trouve ici.
On n´avance donc rien qui dépasse l´expérience en écrivant:
Tout sentir actuel a lieu sur de la chair ayant senti.
Mais on peut écrire cela mieux, et qui ne sait que le diable sort des termes posés pourvu qu´on les ait mis dans un ordre secret?
Ainsi:
«Pour obtenir ce phénomène qui s´appelle du sentir, il faut:
un excitant actuel,
une chair ayant senti
Ou encore:
un excitant actuel,
une chair,
une certaine valeur de sentir accumulée chargeant cette chair.»
À présent, on peut avancer.
Plus de philosophes, des ingénieurs! des mécanos, des bricoleurs!
Sentir, c´est une affaire de contact, cela ne se passe pas dans la grammaire. Ici, les frères! Il faut faire le montage avec ce qui est assuré, il faut s´en tirer avec ce qu´on a, sans les vieux messieurs, en désespérés…
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Une chair.
Un excitant actuel.
Une charge de sentir dans la chair.
La chair d´abord.
Eh bien, c´est du protoplasme. Mais encore? Rien de bien nouveau, les mêmes quatre atomes (H, O, C, N), parfois quelqu´autre mais les quatre avant tout, en arrangements qu´on n´a pas fini de dénombrer, un puzzle pesant. Ils sont ailleurs aussi, non chair, leur particularité dans la chair est de s´unir en énormes molécules. Alors que dans une molécule de matière inerte ils sont à peine plus d´une douzaine (19 pour les matières colorantes d´aniline, c´est-à-dire qu´ils se répètent 19 fois autant de fois 19 qu´il y a de molécules dans la quantité du produit), dans la chair ils se répètent jusqu´à cent soixante mille fois par molécule.
La conséquence est que ces assemblages sont instables dans certaines conditions, plus stables en d´autres: ceci concerne la vie et non le sentir. Leur état est dit colloïdal, ils s´agglutinent autour de deux d´entre eux (H, O). Ils s´agglutinent en une sorte de recette culinaire aqueuse: la chair. La chair, puzzle à quatre atomes qui font colle, répétés par groupes de cent mille. Aucune indication ici de sensibilité.
L´excitant ensuite: c´est ce qui vient de l´Objet et trouble le corps.
Par exemple:
Air de l´Excitant
Il y a du jaune au Kamtchatka
Et du pointu sur la barrière
Il y a du sent bon par derrière
Il y a de chaud où je ne suis pas
Oh la la.
Mais ce n´est pas vrai, mon vieux Thomas!
Il n´y a pas de jaune où il n´y a pas d´œil, il y a des fréquences de points pareils; il n´y a pas pointu sans ton doigt mais des nombres vibrant comme ça; il n´y a de parfum sans l´odorat, etc.
Qu´est-ce qu´il y a? du pondérable qui se balade, voyez salade; de la quantité de grain qui frémit. C´est cela l´excitant, le ce que tu sens.
Or, ce grain est tout puisque la matière est faite de grains. Dust. Poussière. La physique le sait, et si la Bible l´a écrit, l´on peut expliquer une bible physicienne par le sable parfait du désert qui coulait entre les doigts des prophètes; chaque fois que la Bible épousera la physique nous les divorcerons avec diligence, car nous tenons à l´estime des collèges. Ceci dit, les grains et les sous-grains qui sont le monde mettent les hommes en face d´une situation extraordinaire.
Les grains n´ont pas de couleur. Ils n´ont pas de saveur. Ils ne peuvent rigoureusement pas faire de bruit. Ils ne sont ni chauds ni froids ni ne peuvent l´être.
Mon vieux, tiens-toi, cela devient effrayant. Mettons-nous à tous pour trouver l´origine du charme. Parlons-en au plus près…
J´ai chaud pourtant, le ciel est bleu. Tu entends pourtant le haut-parleur d´en face; tu fais la différence entre le sel et le sucré.
Mais les grains ne sont pas salés.
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«Legousin a thelousin
A legousin ou melei moi…»
(Chanson d´ancien grec.)
Écoute, faisons l´idiot, ils diront ce qu´ils voudront. Nous, nous voulons comprendre; pour comprendre, il faut voir qu´on ne comprend pas. Avance.
Il y a la matière, c´est du grain. Ça, ça existe, qu´on y soit ou non introduit; et ça n´aura jamais de couleur, et ça ne fera jamais de bruit. Pourtant dès qu´on y est, dès que j´y suis, – et je n´ai pas besoin d´être Vélasquez, d´être Wagner, – c´est coloré, sonore: c´est mol ou bien résistant, sucré, odieux, charmant. C´est excitant. Le psychologue dit: «L´excitant», tu l´entends.
Mais où prend-il le jaune, cet enfant? Où prend-il le son?
Jeanne achète une boule de bleu et teint l´étoffe; elle croit d´ailleurs qu´il existe de bleu à l´état séparé, en quantité indifférente sur la terre; mais le bleu n´existe pas, du moins sans Jeanne ou son prochain; ce qui existe, c´est le grain, qui n´est jamais bleu ni sonore.
Vous n´avez pas l´air de me croire. Si vous ne croyez pas, comme Jeanne, que la couleur soit une chose, une chose de plus qui recouvre les autres de sa pellicule, vous croyez cependant que la couleur est toute faite dans le rayon de soleil. Le bouchon de carafe, l´arc-en-ciel… Cependant il n´y a pas plus de preuve de l´arc-en-ciel, que du Ciel. Quand le grain excite en vous une émotion bleue, il est aussi bizarre, aussi non-grain, que s´il excitait en vous la semblance de l´Ange Gabriel. Ce langage affreux va-t-il susciter une réplique de la revue Études? qu´elle envoie le physicien de ses Pères, nous n´avons rien dit. Nous voulons précisément savoir où est le jaune, absolument! Car il n´y a pas de couleur dans la matière.
Si la couleur est en dehors de cet univers, – pas de ciel visible; ailleurs, impensablement ailleurs, – il se peut que ce soit là où l´ange est possible; alors Langevin et Picasso l´abandonnent, cela s´entend.
Mais, comme les autres qualités sont du même ordre et tout aussi absentes du grain, elles se trouveraient appartenir au même Ailleurs, de toute évidence. Quel ailleurs?
Ne nous excitons pas sur ces excitants, ils ne sont pas dans le grain, unique certitude. Sont-ils au Ciel de la revue Études? Le Père directeur hésite à les accepter, il n´est pas comme le psychologue, il ne tient pas au rose, au sonore, au sucré. Il ne comprend rien à la dernière phrase du Credo, il est né trop tôt.
Assez de variations: l´exposé.
Il y a l´univers grain de Messieurs Langevin, Einsteins, et l´univers musicien. Tout le monde l´aime mieux, l´univers deux… Faut-il le tenir pour un rêve? Je rêve sucré, je rêve do dièze, la bémol; je rêve vert.
Pas du tout, car je ne rêve pas par moi seul. Pour que je rêve ce rêve éveillé, il faut du grain. Aha! voici la question. Et mon rêve vert, mon rêve do dièze, correspond toujours à certains états du grain. Admirable observation.
Quels états?
Que fait le grain pour que je le respire sucré, pour que je le sente lourd, pour que je le sente fade…
Le grain et moi nous sommes deux vérités, deux réels. À la recherche du réel troisième sans lequel il n´y a pas de plaisir… Si tu poses la question à côté, tu es perdu.
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Pour le bon sens, il n´y a pas de question: l´excitant est partout. Pour le Penseur, tu le fais comme tu fais la fièvre: tu as un accès de jaune, de piquant, d´aigu. Cela revient à dire que pour les uns l´excitant existe dans le grain de matière, et pour les autres, en toi seul.
La première opinion est infirmée pourvu qu´on ait un peu de Physique; la seconde l´est pourvu qu´on en ait beaucoup.
Faut-il devenir fou? ouvrir les portes de la Philosophie? Nous voulons vivre, évitons-les!
Vivre, c´est REGARDER, comprendre et recréer.
Qu´est-ce qui t´est donné? le grain, et toi.
Bricole, arrange, vois comment cela peut faire de la qualité…
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«Poser le problème d´un excitant, c´est le poser pour tous. Rameau l´avait compris.»
Ch.HENRY, Cercle Chromatique.
C´est le grain qui nous a sauvés. Enfin, sauvés à demi, laissé entrevoir l´excitant encore nu; ou plutôt ce sont quelques excitants qui se sont trahis: le «son», la «couleur», la «température»… Nous sommes Champollion devant les hiéroglyphes: il lui a suffi d´un mot connu. Nous sommes le cryptologue devant la dépêche chiffrée: qu´il ait une lettre, il a tout.
Mais nous! Ah cher idiot, si tu as le do, tu as le salé, si as le froid, tu as le pointu! Car évidemment il suffit de ramener les excitants incompréhensibles aux excitants qui sont compris: ceux-ci répondent pour les autres; à l´aide de ceux-ci, l´on pourrait déchiffrer.
Et voilà ce qui s´est trouvé.
L´excitant son est le fait des grains voués au silence, mais ce qu´ils font pour que le son existe, on le sait; l´excitant couleur est le fait de grains incolores, mais on sait ce qu´ils font pour qu´existe la couleur; mais l´on sait ce que font les grains pour être glacials ou tièdes, eux qui ne sont jamais chauds ni froids.
Ils font…
Quoi?
– Trois petits tours.
– Tu te moques de moi.
– Se moque-t-on du secret du monde? et quand on donne sa vie pour le savoir, n´entends-tu pas qu´il faut en parler sans façons?
L´excitant est un rond.
«O parfums balancés!»
Anna DE NOAILLES
Ce serait intéressant de ramener chaque excitant à ce qu´il est à l´origine; dévoiler le réel. L´étude de la connaissance commencerait alors pas un tableau:
Excitant température: effet produit sur nous par la vitesse des molécules du milieu ambiant (chaud, froid, ce n´est pas donné par l´univers).
Excitant poids: effet produit sur nous par les durées des vibrations atomiques (lourd, léger, ce n´est pas donné par l´univers).
Excitant son: effet produit sur nous par certaines valeurs du mouvement vibratoire des molécules du milieu ambiant (do, ré, mi, – bruit, – ce n´est pas donné par l´univers).
Excitant couleur: effet produit sur nous pas certaines valeurs de vibrations non plus de molécules, non plus d´atomes, on descend, mais de corpuscules singuliers rayonnés par les atomes (rouge, bleu, ce n´est pas donné par l´univers).
Etc. etc. etc.
Les excitants divers ainsi ramenés à une particularité de la matière (et que ce soit, avec des différences de valeur, toujours la même, enseigne ce qu´est le monde à la fin des fins), l´on pourrait au moins tenter de comprendre comment cette particularité nous atteint; mais la Psychologie n´aime pas ces recherches naïves, ni s´occuper de montages, bricoleur! Elle s´occupe de tests. Sais-tu ce que c´est qu´un test? C´est te faire réciter l´alphabet à rebours en te tirant un coup de revolver entre les pieds, ce qui permet, au moyen d´un calcul simple, d´établir que tu es un crétin.
Poursuivons le chemin. Posons les grandes questions. L´excitant est un rond, comment le reçoit-on?
Cette recherche ne peut avoir de fin heureuse que si l´on se met en tête la défense de jamais appeler l´excitant par son nom, comme fait le psychologue, cet enfant. Ne jamais dire «son» ou «couleur», «do», «lourd», «sucré»: c´est se donner la solution, et elle est fausse. Appeler l´excitant comme on voudra pourvu que le nom n´indique pas qu´il a résonné. L´appeler «ce» si l´on veut, ou faire précéder son nom d´un doute qui le mette au futur: «Peut-être rose», «peut-être do», «peut-être dur», car dans l´instant, avant de t´atteindre, il n´est pas rose, il n´est pas dur, il est une sorte de bague ondulante.
Où va la bague? C´est simple pour tout le monde: elle entre en contact des sens et voilà.
Tellement simple, que si cette opinion correspondait au vrai, l´Univers serait le chaos.
D´eux seuls, les sens ne peuvent pas sentir sans une charge précédente de sentir, du moins cela n´a pas lieu; que cet événement se réalise en quelqu´autre Univers nous n´en savons rien; comme c´est de celui-ci qu´il s´agit, on prendra les conditions d´ici:
Une chair à quatre atomes principaux, un excitant, c´est-à-dire un rond, et une charge bizarre, inlocalisable, innommable, qu´on peut appeler au neutre «du déjà-senti».
Du déjà senti… c´est-à-dire l´inimaginable, le gratuit, de la littérature, le tout-ce-qu´on-peut-imaginer…
De quoi s´en jeter plein la vue, pas de quoi s´expliquer.
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Pas de quoi résoudre. Car c´est un problème.
On ne le pose pas, parce qu´on est au milieu de la danse; même les auteurs de laborieux travaux ne le posent pas; même l´admirable patience de l´ANNÉE PSYCHOLOGIQUE ne le pose pas, – quand de la première molécule au dernier corps de cet Univers de malheur, tout voudrait bien savoir, mais quoi, monsieur? la distance à soi de la nébulose d´Andromède? l´action du pneumogastrique sur le génie? pourquoi un demi d´m-v-deux est perdu? Avec quel rayon bombarder le blanc d´œuf? Ô, un point d´interrogation par homme, et autant de chercheurs qu´il y a d´étoiles, et le Problème, entre les étoiles, sans tête-refuge où se poser!
Il est trop simple; personne ne l´a énoncé.
Problème:
La couleur jaune n´existe pas hors de moi,
La note do n´existe pas hors de moi,
Le chaud, le froid, n´existent pas hors de moi,
Et cœtera… et cœtera…
Mais:
À la place de la couleur jaune il y a 520 milliards de kilocycles.
À la place de la note do il y a 261 vibrations par seconde.
À la place du froid, du chaud, il y a cinquante mètres par seconde de plus ou de moins, fréquence et vitesse de grains.
Et comme il n´existe pas une qualité, une seule où je ne suis point.
Il existe rigoureusement, exclusivement, absolument: 1, 2, 3, et cœtera 5. Et il se passe qu´avec exclusivement, rigoureusement 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9 quand je parais,
Je fais do, chaud, bleu, dur, mol et cœtera sucré.
Je puis dire qu´une sensation, c´est une danse de nombre; que les valeurs différentes de l´agitation de tous ces corpuscules-numéros, et rien que ces valeurs d´agitation, me troublent, me ravissent, me dépriment, me font me plaindre. Mais je ne puis pas expliquer ce pouvoir sur moi de la multiplicité lorsqu´elle danse, ni mon pouvoir de la transfigurer, enfin qu´avec 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, je sente le monde.
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Ici interviennent Jean et le phonographe.
C´était il y a très longtemps, nous étions très petits, celui qui te parle faisait le malin, il a beaucoup changé.
Les premiers phonographes, à inscription mécanique, étaient réversibles; l´on pouvait s´amuser à graver la cire soi-même, en chantant devant le pavillon, puis à s´entendre. Jean n´en finissait pas d´être étonné, en quoi il dépassait l´autre de toute la distance qu´il y a de la question à l´assurance.
«Ce que je ne comprendrai jamais, disait-il, c´est que ces tracés fassent ma voix…»
– C´est très simple, voyons, répondait le malin, la membrane vibre, les vibrations sont sonores.
«… Tout de même!…» soupirait Jean.
Et il avait bien raison.
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La chair de Jean était de l´atome insensible; l´excitant était du rond… Résultat: l´ouverture des Maîtres Chanteurs.
Jean ne savait rien de sa propre poussière, et ne se figurait rien d´un mouvement vibratoire; se fut-il représenté précisément ceci et ceci, que son étonnement aurait cru. Une onde fait sentir des atomes! Tu te rends compte?
– C´est qu´ils sont vivants.
– Quoi, vivants? est-ce qu´un arbre entend Le beau Danube bleu?
– Il faut les sens… heu…
Les sens seraient de petites bêtes très malignes à sécrétion enchantée, l´animal œil, l´animal oreille, la bête de ton nez, la bête de ton goût, elles mangeraient du rond exclusivement, le digèrent en bleu, le digèrent en doux. – Cette notion n´est pas scien-ti-fique. Alors, simplement constater: les sens, c´est-à-dire des atomes mécaniquement disposés, s´ils reçoivent des ronds de certaine valeur, entendent l´ouverture des Maîtres Chanteurs.
Oui. Mais… En vertu de quoi? Je vais t´avouer une chose ravissante: c´est que tu crois que l´ingénieur sait en vertu de quoi; mais l´ingénieur croit que le physiologue le sait, car lui ne le sait pas; et le physiologue croit que le physicien le sait; et le physicien ne le demande pas.
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Il reste la CHARGE à regarder.
Pour la charge cependant, on est au noir. Une accumulation de sentir, c´est presqu´aussi vague que cette invention d´autant moins explicable qu´elle est classique dans l´enseignement: l´association des idées. «Le club d´idées!» non, ils nous font mal. Viens avec moi, Émile. Ecoute un peu, la charge de sentir, c´est ce qu´on a senti, tu es d´accord?
On a senti de l´excitant, cela ne fait pas question. Donc la charge de sentir est une accumulation d´excitants. Suis-moi bien, ça va marcher: l´Univers t´excite avec quoi? avec du jaune, salé, pointu? tu ne le crois plus, c´est 1880, c´est cucu. Il envoie son action, bibi, du mouvement, c´est tout.
En conséquence, la charge de sentir est matériellement une accumulation de mouvements, et si du mouvement matériel te gêne, je te fais observer que tu dis à propos de n´importe quoi que tu «n´as pas le temps matériel», ce qui est encore plus fort (si fort que tu rejoins alors les calculs les plus forts).
En se défendant quelqu´imagination gratuite qui soit, il faut voir un vivant ainsi: c´est un édifice d´atomes les mêmes que ceux du monde; associée l´on doit se demander comment, accumulée l´on doit chercher où, se trouve une Existence mobile; elle est faite de tourbillons.
Maintenant l´ajustage va devenir très ennuyeux pour les Penseurs car il va devenir précis.
Admis qu´il existe dans toute chair cette charge mobile faite d´excitants passés, il y a un phénomène le plus général, universel, qui donne le modèle du fonctionnement de la sensation. C´est la résonance. – Physique 3e année.
Il ne s´agit pas de bruit. La résonance est seulement le mariage parfait (et donc l´addition) de deux formes pareilles de l´énergie. Pour parler homme: deux mouvements collent. Par exemple, deux pendules de longueur égale entrent en résonance; une balançoire entre en résonance avec l´impulsion si l´impulsion a la forme de son mouvement. Que si tu pousses une balançoire dont le mouvement a une certaine période, ton mouvement collera au sien s´il a même période; la balançoire «résonnera», elle avalera ton impulsion comme un phoque, le pain. Bien. Sais-tu d´où cela vient? Cela vient du Grand principe de Maupertuis, d´Hamilton, d´Einstein, hein. Tout simplement. Et au fond c´est triste, mon copain. Cela vient de la nature de la nature, je recule le moment de te le dire, heureusement tu as filé au bout du coin, personne n´en saura rien. C´est le principe de moindre action. Il exprime une basse aventure, celle de la matière, celle de ce qui a été: LA MATIÈRE AIME RECOMMENCER. Pas moi. L´homme varie ses dessins. Or, dans l´Univers, tous les dessins semblables s´aiment: c´est le bon moyen de ne pas se donner de la peine: ce qui est pré-fait, se fait.
Quoi que ce soit de pondérable (de matériel) est ainsi esclave, par moindre action, de la résonance étant coalescence de deux mouvements qui ont même forme, c´est-à-dire qui n´ont en quelque sorte rien à «faire» pour se recouvrir.
Et ce serait le montage du SENTIR.
Avant tout, même quand son objet est «immobile», toute sensation est phénomène dû à une émission. Et c´est pour cela que son montage est celui de la résonance. Circuit accordé.
La sensation est restée un prodige insoluble à cause de l´illusion de l´immobilité, ce ne pouvait pas être autrement au temps de la physique précédente, sans doute l´extrême difficulté de la physique d´aujourd´hui excuse la psychologie d´aujourd´hui de ne pas appliquer à ses problèmes; le grand Charles Henry seulement, compté pour maniaque, essayait en s´aidant des données enfin acquises sur les mouvements ondulatoires, de trouver quelque CHOSE qui dans le corps pût résonner aux signes du monde.
Mais il croyait avoir le droit de figurer le résonateur par un élément cellulaire, c´est-à-dire exclusivement pondérable, ce qui entraînerait d´une part des difficultés thermodynamiques dont il n´est pas sorti, et des difficultés… magiques, d´autre part, qui se retrouveront ici. En tout cas il savait parfaitement que l´excitant-signe, le «ce» qui fait sentir, est une petite forme dansante, et que sentir, c´est résonner: posséder quelque forme qui puisse danser avec… Il savait que tout objet émet. Non seulement le radium, non seulement le poste de T.S.F.: tout objet!
Le signe de matière, l´action du nombre, l´imperceptible danse, revêtira toute animation à elle semblable. Et l´autre, l´animation du circuit vivant, résonnera; elle admettra la rencontre, elle la fera durer dans l´espace en la dissipant. Le signe du monde est une forme, la dernière, ou la première, de toutes, émise par le mouvement de ce qui se pèse, quoi que ce soit. Rien n´est immobile, aucune existence qui n´émette hors d´elle sa bague extrême; cependant la bague est reçue: voilà pourquoi le trou a tort; elle revêt une bague-sœur. Où, fils? en Toi. Tu l´épouseras, le monde extérieur!
Son signe ondulant instantané, ce moins que rien, ce plus que tout, est pour ton cœur. Du moins l´on suppose que là existe cette charge, charge accumulée que tout instant neuf rejoint neuf ainsi que tomberait une pierre.
Il y a une gravitation du sentir.
Ce que l´on voit est curieux; toutefois, l´on n´est pas tranquille. Se sont bien levés une Existence et un problème; seulement l´Existence répond à la question qu´on ne posait pas.
L´existence est l´étrange croissance accumulée en chacun et faite des ronds dansants qu´indéfiniment l´Univers envoyait. Cette chose-outre-chose explique l´accord de JE et des choses: quand une chose crache son rond, il y colle, et elle sonne – (sonne est une manière de parler, ne me donne pas des coups de pied) – c´est le spasme. Ô, un spasme discret, une esquisse, une approche de spasme; enfin, une sensation sans qualité.
Toi qui étais parti – ou moi – à la recherche du do, de l´azur, du sucré!
Du rond-de-grain peut bien atteindre les nerfs, va plutôt au labo du physiologie! mais cela résonnera sans plus de singularité qu´un pendule: même si tu leur en fous dans l´oreille. L´oreille reçoit n vibrations, c´est JE qui reçoit do. Eh bien, je te le dis, mon joli: tu sais fort bien que l´oreille ne reçoit pas do, tu as beau le dire à l´académie.
Pourquoi comment? Mais l´oreille est du grain comme ton téléphone; donc elle reçoit le rond-de-grain comme lui.
Hélas! faire rencontrer do et l´oreille, c´est aussi malin que faire rencontrer l´atome et la jalousie.