III. LE FAUTEUIL ET LE PHOTON
«Nous avertissons ceux qui liront ces écrits, qu´ils doivent s´attendre à y trouver en beaucoup d´endroits des matières très subtiles, dont la lecture les pourra peiner… mais que je ne puis mettre dans l´esprit des hommes sans qu´ils y donnent de l´attention, ni faire que l´attention ne soit pas pénible.»
BOSSUET
«Newton était persuadé, comme presque tous les bons philosophes, que l´âme est une substance incompréhensible.»
VOLTAIRE
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«En géneral les chemins par lesquels ont atteint un but sont d´autant plus intelligents qu´ils sont plus improbables.»
Charles HENRY
L´âme, c´est le sujet du verbe «amasser». On ne sait rien de plus. On ne veut rien dire de plus. On n´est ni en philosophie, ni en religion; on ne présente pas de révélation; on se refuse absolument à faire aller Lecteur au ciel, par un truc nouvel.
On ne cherchait pas l´Âme. On a buté dessus.
L´Âme n´était pas le but…
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Le but était d´expliquer ce bien, ce mal, ce moment qui fait de moi son théâtre, cette diversité saisissante qui joue où je suis, sur ma vie, ce SENTIR, – cette résurrection seconde à seconde hors de moi qui m´est imposée, ce hasard, ce plaisir; cette menace dont je commence à connaître le possible, ce chant de ma chair que je ne peux fuir.
Ma pensée m´est indifférente, je l´évite, je la distrairai.
Mais cela! Rien n´est de force à m´en distraire; et si soudain la résonance de mon corps me rend malheureux, quelques venins de quelques plantes l´amortiront une heure ou une journée, mais ma musique inévitable sera au bout.
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Il me venait ces atteintes magiques de partout. Des contacts, des lumières, des goûts; à chaque battement de cœur j´étais harponnée, et tout le temps je me laissais faire et même j´aidais, – et le harpon est doux. Ce sont les troubles que l´Univers m´envoie; c´est de cela que je dépends; ce sont les causes que le psychologue mesure, les «excitants».
Ils m´ont menée à l´âme.
Comment?
Seulement parce qu´il a fallu reconnaître que l´excitant devenait plus intense en s´amassant, – et que, seul, il n´avait aucune résonance et aucune qualité: il était donc accumulé, puis transfiguré, en quelque surface inconnue.
Le premier fait, la psychologie le connaît, et procède en le négligeant.
Le second, toute la physique le crie, et ne s´en occupe pas.
En réalité, cette histoire est fondée sur une notion plus précise de «l´excitant», du «ce», «ce» qui est senti. C´est du jaune, c´est de l´aigu, c´est du lourd, mon ami? On le croit, puisqu´on vit; du moins, on fait comme si. Pourtant le «ce» n´est rien d´aussi beau; sur cette triste constatation repose d´ailleurs la phénoménologie; – l´excitant qui atteint le corps, qui le fait réagir, qui s´accumule et forme en vous un double du monde, une masse résonante sans quoi votre monde n´existerait pas, il vient bien du monde, mais il n´est pas. Il n´est humainement rien; on appelle rien un, deux, trois, quatre, cinq, allât-on jusqu´aux milliards de milliards.
Personne n´a jamais senti cinq cent vingt, fussent-ils milliards, – et tout le monde sent le jaune; or, le jaune est cinq cent vingt milliards en périodes par seconde, fréquences de points, de nombre innombrable, identique, inhumain, vain; et quoi que ce soit se ramène à telle agitation inqualifiable: un contact, une couleur, (un baiser, ah tais-toi!) un solide, un parfum.
L´état véritable du lieu que vous défendez de la mort, c´est le tourbillon imperceptible du nombre dehors: cependant il atteint, d´à coups discontinus comptés par le cœur et la montre, un tourbillon miroir qui n´est pas votre corps, qui se préserve depuis des siècles, et qui fait votre sort.
Alors…
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Jules Verne écrivait des histoires qui sont devenues vraies: il était moins aidé que ce conte-ci, il n´avait pas d´exemples devant lui.
Merci Dieu! La T.S.F. existe pour que le verbe «émettre» illustre un acte qui voyage; et «rayonner» ne se dit plus seulement de la lune et du soleil devant ces tubes qui pètent du perçant et bombardent du très-puissant qu´on ne peut pas regarder.
Émettre, envoyer…
Mon lecteur, on doit t´épargner. On ne te fera pas peiner; tu es peut-être mon arrière petit-neveu, un peu paresseux, un peu malchanceux, qui veut bien la pomme, et pas les travaux.
Les enfants-lecteurs de Jules Verne avaient une attention plus valeureuse que la tienne, ô petit neveu: on est confondu de ce qu´ils avalaient; mais toi, si l´on te mène à la lune, il faut que le boulet soit léger.
On te mène à ton univers, avec des précautions d´infirmier…
L´Univers est matière-énergie, à peu près comme l´eau est liquide et vapeur. Cette image n´est pas excellente; Monsieur Boll, qui a heureusement publié la nouvelle encyclopédie, ne manquera pas de l´indiquer, car il vous renverse, d´un point d´exclamation en pleine figure, les amants de la science trop pressés.
Oui; l´émanation de la matière en énergie a des effets violents, incomparables à celle de l´eau en vapeur; et ni la grosseur des éléments en jeu ni les vitesses ne se ressemblent non plus, – cependant l´on use de l´image pour ce qu´elle a de très commun: il suffit qu´elle soit partiellement fidèle; la part considérée, c´est le changement d´état. Une substance s´envoie au loin d´elle-même sous une forme plus subtile et se dépense; elle pourrait se récupérer. Que la vapeur refasse de l´eau est ordinaire; que l´énergie refasse de la matière est admis encore que ce ne soit pas sous nos yeux.
Va, il n´est pas besoin d´aller aussi loin, mon petit neveu. Le peu dont il faille se souvenir est que la matière, c´est-à-dire du grain agité, s´envoie constamment hors de soi sous forme d´autres grains plus subtils.
Or les premiers, les électrons, mon Dieu, sont déjà dans les salons. Les seconds sont les photons de la physique ondulatoire.
Agite de l´électron, il part du photon; chauffe de l´eau (c´est agiter ses molécules) il part de la vapeur.
Eh bien la matière s´agite, courageux lecteur; elle t´envoie du photon par milliards de milliards et tu le reçois quelque part.
Nous étions à «l´excitant». Quelque chose éclatait, à quoi il ne manquait, pour être bruit, que ton oreille; quelque Chose paraissait, à quoi, pour être lumière, il ne manquait que ton regard: c´était de l´énergie; ce n´était que de l´énergie, il fallait le savoir.
La matière existe; l´énergie t´atteint; attention à la distinction, (monsieur Boll retient, suspendu à un fil, son point d´exclamation) sans qu´elles cessent d´être la même, (comme la physique, poussée à bout, ressemble à la religion!)
Le point est tombé: veuillez remarquer que c´est nous qui l´avons jeté.
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Que do dièze fut de l´énergie, Lecteur le voulait bien. L´excitant serait de l´énergie quand il arrive dans l´oreille; aussi quand il brûle; et toutes fois qu´il pince, pousse, pète, éclate, épate.
Lecteur, amène, répétait: «L´excitant t´atteint.»
C´est de l´énergie quand ça bouge, enfin; quand cela me touche mais ne bouge pas c´est de la matière pensait Lecteur, et tous tes frères et toutes ses sœurs, – quelle erreur.
La matière existe, elle ne t´atteint pas; ce sont ses actes qui t´atteignent lorsqu´Elle se jette hors d´Elle-même à l´état égaré. Aucune matière ne t´a jamais touché.
«Je la touche!» insiste Lecteur.
– Non, monsieur. Du moins pas comme vous l´entendez. Ôtez de votre esprit d´abord que quelque chose ne bouge pas; car si l´immobile existait, vous n´en sauriez rien, pour la raison suffisante, quoiqu´étrange, que vous ne le sentiriez point.
Peut-être c´est un postulat; peut-être c´est un Dieu là-bas; ici, l´immobile n´est pas.
L´objet de la sensation est du mouvement; et si les atomes du fauteuil n´oscillaient pas un nombre calculable de fois par seconde, votre derrière serait quant à l´existence du fauteuil précisément aussi incertain que vous l´êtes quant à l´existence de la divinité. Or, le mouvement n´est pas la Matière: c´est son Mot, si vous voulez.
– Le fauteuil émet du photon?
Pour émettre du photon, mon fils, il faut être bien troublé.
Voici la place d´inscrire quelques indications modestement primaires, agréablement supérieures… J´écris pour Toi, mon âme future! Lecteur, je l´ai fatigué. Je ne sais pas si tu sauras rien du réel que la vie déguise; perds tes oreilles et perds tes yeux: la science lui rend sa nudité.
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La matière ne t´atteint jamais. C´est une inconnue. Laisse-là où elle est. C´est ce qui vient d´elle que tu connais.
– Mais le fauteuil? Là où je m´assieds? Je ne reçois pas des rayons de fauteuil! Il est là, là, vous pouvez parler.
– Ô mon âme, ton derrière te trompe. Tu sens le fauteuil par son énergie, tu es en contact avec l´énergie; rien de rassurant qui ne bouge pas ne te supporte par le bas.
Quant au photon, c´est un procédé. La matière tire avec du petit plomb, ou avec du gros; ses projectiles sont si subtils que tu n´y crois qu´avec difficulté, encore qu´eux seuls te blessent, – et le contraire, hélas.
Quoi qu´il en soit, voilà.
L´énergie copie la matière, son autre état, elle est en grains irréductibles, ou gros, – dans ce cas, l´on dira en «morceaux». Et cerces morceau n´est pas un terme excellent puisqu´il fait penser à la matière que précisément l´énergie n´est plus: pourtant l´on dit «morceau de musique»; c´est dans cette acception qu´il faut prendre «morceau d´énergie».
Il y a donc le grain de matière (électron, positron, proton, neutron), et le grain d´énergie (photon).
(Le grain de matière constitue un grain au-dessus, l´atome, que les anciens ont cru être le dernier grain. Ne nous égarons point.)
Et il y a le morceau de matière (molécule), et le morceau d´énergie qui n´a pas de nom ou plutôt qui a tous les noms de nos événements.
Or, comme dans les contes policiers, ce conte a un bon bout, à ne pas lâcher: un lieu de départ qui seul mène au lieu d´arrivée. Le lieu de départ est l´ «excitant».
Le lieu d´arrivée: expliquer «je sens».
L´excitant est du grain ou du morceau d´énergie. C´est acquis pour la solution.
La différence est simple entre le grain et le morceau: c´est la vitesse. Le grain a une vitesse de trois cent mille kilomètres par seconde ou proche; le morceau est plus lent.
Le grain d´énergie est l´excitant rayonnant, visible ou invisible. Les morceaux d´énergie sont les excitants-signes doués de toutes les vitesses inférieures: un choc est un morceau d´énergie, aussi un bruit, un son, une température.
Seul le grain d´énergie t´arrive directement, jeté par le doigt d´un dieu… «Paraissez donc, lumière, la plus belle des créatures…»
Le morceau d´énergie est indirect. Il s´est perdu cent fois avant de te troubler. Quel conte, mon cœur.
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«Leur masse indestructible a fatigué le temps.»
DELILLE
Enfin! Enfin, voici la porte du jardin! voici la pomme, cher neveu, lis encore un peu.
Je t´ai excédé, toutefois tu sais qu´où le Professeur voyait en toi seulement du décor, il y avait une Masse active, beaucoup plus ressemblante à ce que contient un accumulateur, qu´à ce que présente un album.
Or cette Masse avait été mise en toi par des mouvements du monde, c´était son énergie: le mouvement-son, le mouvement-couleur, le mouvement-douceur. La mollesse aussi, la dureté, le froid; et ce qui paraît qualité immobile: l´impénétrabilité, le poids…
Pour que tu sentes, il fallait en toi cette accumulation précédente: une sensation est l´effet du contact de l´instant avec Elle.
Admire la petitesse du peu dont tu amasses l´immense fortune: la matière d´un dix millionième de milligramme de sel marin, ce rien, son mouvement t´atteint, et l´énergie infinitésimale qu´il porte, à peine en contact de l´Addition pareille qui te vient des siècles, éclate en couleur et résonne «jaune».
Un cent millionième de milligramme d´iodoforme par centimètre cube d´air, son mouvement t´apporte l´énergie d´une «odeur» s´il rejoint en toi ses pareils…
Quant à l´énergie que dégage, à la limite du perceptible, le choc d´une petite boule de liège pesant un milligramme et tombant d´un millimètre sur un plateau de verre, l´oreille étant à quatre-vingt-onze millimètres «l´entend» si s´agite le passé formidable fait de mêmes instants.
Alors, crions la chose capitale: l´énergie se dissipe toujours; avec quoi, en quoi, sur quoi l´amasses-tu tout le long du jour?
L´énergie directe paraît être absorbée de nouveau par l´univers qui l´a émise: ainsi les grains qui constituent la lumière déterminent les réactions chimiques; Perrin l´a montré.
L´énergie qui n´est plus en grains, les «morceaux» d´énergie plus lents, les morceaux d´action au centre desquels tu vis, sont si faibles que le Monde les vomit.
Tu les accumules, mon fils…
C´est de ce qui ne compte pas pour l´univers, que tu fais le secret de ta chair.
Tous les chocs, toutes les rencontres, les «parfums», les «musiques», les «goûts», le «perçant», le «piquant», le «solide», le «lourd», le «chaud», le «sonore», le «doux», ce qui est pour toi le monde extérieur, c´est si peu, mon cœur!
Et si un choc peut être fort par rapport à toi, et un son, quoique leurs vitesses ne soient que de mètres par seconde, s´il faut concéder relativement à toi, quelquefois quelque vitesse à ces lenteurs, s´il faut t´excuser de croire qu´un coup de poing dans la figure ou un concert sont plus «forts» que du jaune ou du vert, – va, reprends l´exemple de M. Boll, qui est si précis, et qui n´aime pas ces vers…
Le choc de la petite boule de liège tombant d´un millimètre sur le plateau, si son énergie était absorbée (mais elle se perd) par un gramme d´eau, il faudrait, pour qu´elle élevât d´un degré la température de cette eau, que le signe s´en prolongeât pendant deux cent mille siècles.
Tu es là, près de l´eau, tu «l´entends» à l´instant, ce rien effarant!
Tu le sens, parce qu´il est d´accord avec une somme agitée innombrable, et que les signes sont en toi qui animent le néant, et que tu n´as pas besoin d´attendre pour mettre des siècles en avant.
Tu as constitué, zéro plus zéro, un trésor fait de de tout ce qui passait; comment as-tu fait?
Les grecs appelaient le Monde: «L´Autre», parce qu´il changeait.
L´énergie qui n´est que la volatilisation du monde, on l´appelle «la Disparue».
Toute la physique n´est qu´un drame où le savant cherche cette folle, évaporée en bas, de plus en plus proche de l´abîme où on ne la reprend pas. Toute la physique suppute la chute. Remontera, remontera pas? Proserpine cent fois perdue! Et pourtant elle a trouvé son lieu et son paradis très étroit où elle ne s´abîmera plus; elle a trouvé toi, misérable TU.
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«Un fantôme éclatant se présente à sa vue.»
VOLTAIRE
Du nombre agité, du nombre pesant, est émis; il est sans qualité, gris. Il est émis avec une grande vitesse et une grande force en unités irréductibles et directes; ou avec moins de force en expéditions plus confuses et plus «grosses», indirectes.
À peine émis il diverge, s´égare, s´abîme, rien ne le reçoit.
Ce nombre est tout. Il n´y a rien d´autre. Tout va donc au rien.
Tout irait au rien.
Cependant existe une surface d´arrêt, elle ne semble pas faire partie de ce tout qui s´écarte de soi et s´évapore.
Elle capte le nombre. Elle le capte au plus extrême néant de sa valeur; le préserve; en fait des sommes; et ces sommes finissent par avoir une valeur extrême, dans l´autre sens. La surface d´arrêt est ainsi recouverte de nombre, – le nombre étant de l´énergie dont il n´y a rien à dire et qui ne distingue que par la forme de son mouvement.
On ne sait quoi que ce soit de cette surface, sauf qu´il faut qu´elle existe afin que l´accumulation soit possible. On l´appelle Surface, et l´on a écrit qu´elle ne «semble pas faire partie du Tout», ce qui serait contradictoire, car si c´est une surface, elle est «dans» le Tout.
Mais à la vérité ELLE semble y être et n´y être pas.