V. «FRAPPEZ FORT»
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«… to rot itself with motion.»
SHAKESPEARE
En moi, des Sommes de mouvement de l´univers; qu´en savoir… En savoir un fait important: que si j´imagine une qualité quelconque à ces signes quand ils m´atteignent, je mens. Il suffit de les considérer ainsi que les considère la physique, c´est-à-dire isolés, à part des masses qu´ils constituent dans les vivants.
Dehors…
Une vibration de choses, un mouvement d´ensemble de choses, ou un mouvement désordonné de choses, m´a touché. Touché? Il n´y a pas de toucher encore. Rencontré. Il n´y a pas de choses. Il y a du corpuscule, du peuple oscillant, de l´imperceptible existence.
Est-ce du peut-être-son, un futur «la» du diapason? Dans ce cas la confusion agitée où je respire vibre à 435 vibrations par seconde sur une longueur de 76 centimètres renouvelée tout alentour; et cela gagne de proche en proche par 300 mètres du même dessin, le temps de dire «un». Est-ce de la peut-être-chaleur? L´agitation des points ne serait plus régulière; je l´appelle «froid» si elle diminue, et j´ai chaud pour cinquante mètres par seconde de plus. Mais si c´est de la peut-être-lumière, c´est à la limite de la rapidité, et c´est ordonné; et les éléments ne sont plus matière, mais ce qu´elle a été.
Il n´y a pas de «la», il n´y a pas de «chaud», il n´y a pas de jour au dehors, il n´y a aucune couleur; si la soie est «douce» à sentir ce n´est pas qu´elle ait la «douceur» (comme la tendresse, un cœur). Ces vérités premières sont dites par quelques chroniqueurs de sciences, héros impayés, – mais le monde numérique où ils vous promènent en vingt lignes, semble réservé. Votre volonté n´en veut pas, – et comme le grec, vous retournez au monde où les plus petits morceaux de choses, ont des QUALITÉS.
Presque tout le monde erre encore dans le monde d´Anaxagore… Mais pour que les très petits morceaux de choses soient rouges ou bleus ou doux, il faut vous. Il faut JE, il faut la Masse mobile et vibrante, le vertige que JE contient comme une eau. Ce n´est pas le mouvement des organes, des cellules, du sang, (il s´y applique, il n´en vient pas), (il est bien antérieur à moi) (et quand un d´un coup je serai froid il ne s´arrêtera pas), mais c´est du mouvement sans chose, persistant à nu, comme si le geste que font des bras continuait à promouvoir l´air quand les bras n´y sont plus. Ce mouvement sans plus rien dessous venait de l´Univers, de Tout, et tout ce qui l´envoyait est passé. Le mouvement est resté. Il a fait ses retours invisibles, il m´a enchaîné. Un jour la chaîne s´ouvrira, je tomberai plus bas que la terre, je serai moins moi qu´un collier dont au moins persistent les pierres, je ne serai pas même défini comme la poussière qu´on m´a promise – mais le Mouvement qui m´habitait durera dans cet univers. Il durera, le travailleur, alourdi de ma dernière heure, il dévidera mes bonheurs et le dernier instant d´horreur, anneau par anneau, à l´envers, me mêlant à ses vieux concerts Dieu sait sur quelle chose à nerfs…
La réponse à la question qui importe le plus dépend de l´existence permanente en chacun d´une somme de signes passés, du monde; car ces signes n´étaient pas isolément, hors de chacun, ce qu´ils sont à l´état de somme en chacun. Quand chaque instant qui les compose arrivait, cet instant n´était qu´une action de points, qu´un nombre agité. Ainsi cinq cent vingt milliards de kilocycles, périodes par seconde; rien de moins littéraire, rien de moins émouvant, – c´est un signe qui est isolé, loin de la somme animée, (loin du ciel).
La Somme en chacun est jaune, elle est enchantée. Que lui est-il arrivé?
Le mouvement du monde à l´instant n´est pas jaune: c´est un grain d´action, un réflexe de l´univers, une mesure (l´honorable Binet ne voulait même pas qu´on l´appelât «un mouvement», mot barbouillé d´humanité; car ce n´est pas nous qui avons inventé que l´univers est inqualifié). Tenons-nous ferme sur ce chemin curieux: quelque instant qui soit n´est qu´un «ce». Voilà un mot précis, la peau du présent même.
Et voici le secret du monde: le «ce» ne compte pas. Personne n´en sait rien, ni vous, ni moi, ni le voluptueux qui s´est voué à l´instant, personne n´a vu le «ce», ne l´a goûté, n´en a crié. Mais le «ce» existe (son agitation est grande) et rencontre un corps. Rien encor. Il faut qu´il trouble, outre le corps, la Masse faite de «ce» préservés.
Enfin plus de kilocycles, mot puant l´épicerie et le garage. À nous Jules Verne, les fées, – chère fardée, Littérature, à toi! – pour recevoir, résonnante de milliards de milliards d´instants désastreusement passés, refusés, rejetés, oubliés, ressuscités, – une QUALITÉ.
Le présent a touché le passé.
Eh bien, que s´est-il passé?
Pas un psychologue de l´univers ne se le demande. D´un évanouissement aussi noir de l´attention, ce conte ne peut se consoler.
L´expérience donne une somme de signes précédents du monde en chacun. Ces signes, les «excitants» n´ont pas de qualité hors chacun.
À l´état de somme, ils sont enchantés. Qui peut l´expliquer.
Que tous les corps vivants continssent des «accumulations de mouvement» universelles, liées, durables, des sommes, masses, charges vibrantes, c´était remarquable, mais ce n´était pas inacceptable. Pour tout dire, c´était un phénomène de l´univers. Par exemple, l´accident qui, dans le fait de la sensation, advenait à ces masses, n´était plus un phénomène de l´univers. La définition de l´univers c´est qu´il n´est pas ce qui n´est pas nombre.
Que si vous dites: «C´est sucré», vous n´êtes plus dans l´univers.
Tout de même, ma chère. Vous pensiez qu´il fallait plus qu´un bonbon pour faire ce bond.
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Suis-je dans l´espace ou non? Quelle situation.
L´on ne peut pas sentir sans être dans l´étendue, ni sans le quitter. Sans rencontrer des points, ni sans se trouver dans le Goût, dans la Musique, dans le Parfum.
Il faut dévoiler ces points, même si c´est trop facile, même si c´est peu nouveau, – leur valse est le jaune, leur danse est le chaud, ouvrez le phono! leur ronde est le do. Tous les disques s´usent à vous l´avouer: le son n´a jamais existé. Il faut parler gros; ce que les disques vaporisent, ce n´est pas des «sons», c´est des ronds; les ronds d´air du disque, mais ils ne sont doués que de viduité. Excepté s´il passe (vous par exemple) quelque Masse magique à proximité, de mouvements pareils qui sont enchantés…
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L´on ne peut pas sentir sans à la fois rencontrer une vibration pondérable étendue, et en faire du bleu, qui n´a ni espace, ni poids; du «sucré» qui n´est plus une longueur.
Or, la psychologie, dès l´instant qu´elle a voulu, environ depuis Helmholtz, être science, a rencontré l´espace, naturellement: – il était bien impossible de chercher de quoi une sensation était faite sans rencontrer l´univers pondérable et se joindre aux savants. Le psychologue a donc fait alliance avec tout ce que la physiologie comptait de distingué, il a installé quelques instruments de physique, et il s´est mis a mesurer car le savant, attention! se distingue par la mesure.
Voici ce qui est advenu:
Le psychologue avait ce qu´il fallait pour faire un savant: le générateur électrique, le galvanomètre, et le subtil appareil à fente que vous n´auriez pas la patience de considérer; tout; même du nombre, dehors, en veux-tu-en-voilà, de «l´excitant», à mesurer. Bien. Il actionnait ce nombre pour le faire atteindre un sujet, il actionnait du nombre, comme faisait à la même heure peut-être son confrère physicien d´à côté.
Comme…? Hélas! la ressemblance cesse. Le nombre du physicien d´à côté ne lui joue pas de sales tours: nombre il entre dans le tube à vide, nombre il en sort; mais pour le nombre que manie le psychologue j´ose à peine le dire, c´est trop triste: le psychologue le perd. Nombre il est mis par le psychologue dans le sujet – il en sort bleu sucré doux dur chaud rond aigu amer.
Quelle affaire!
Où est le pur pondérable, diable? Il est à l´impondérable. Il a fondu au nirvana, s´est dilaté au Paradis. Plutôt au Paradis: infortuné Foucault, c´est entré nombre en toi, c´est sorti INFINI.
Alors, on trouve le sort du psychologue affreux.
Pas du tout: il est très content. Il a des tableaux d´associations et des courbes de courants nerveux; il est très content, monsieur. Cet énorme accident de l´expérience ne l´a pas blessé; il continue de parler. Il continue de publier, vous l´entendez! Il continue de MESURER. Il avait du nombre en fait d´»excitant», il ne l´a plus, il ne s´en est pas aperçu. Son compte en banque s´est changé en tablettes de chocolat, il ne s´en ressent pas. Son attitude à la Bourse n´a pas changé; ni à la FACULTÉ.
Un contact, un parfum d´avant, mais ces excitants ne comptaient plus puisqu´ils s´étaient enfuis…. Le psychologue (m´as-tu senti?) ne pensait pas au rayonnement, il pensait à la géographie. (Ce n´est pas de l´aveuglement, c´est de la pathologie.)
Le psychologue ne se distinguait pas par l´originalité dans les imaginations qu´il avait du Sentir. Il rapportait tout au cerveau, et son cerveau n´était pas un circuit, pardon, pardon, c´était un pays. Un pays tortillé, un peu mou, que l´excitant marquait tristement, le plus souvent, et puis, redevenait vent.
Malheureux! vous confondiez le chemin et la voiture.
C´est si grave, qu´il faut expliquer comment cela se fit. En avant, le cerveau de monsieur.
Le cerveau de monsieur était un atlas psychologique à voies de grande communication; l´excitation venue d´un nerf y arrive. Les physiologistes français Lapicque et Bourguignon ont fait ici en vain d´admirables travaux: car le propre d´un admirable travail est d´inspirer une admirable assurance aux esprits qui montent dessus pour ne rien voir.
Et voici ce que voit la Psychologie: plus les traces laissées par de précédentes excitations sont nombreuses, plus l´excitation actuelle est intense.
Drôle de pays: plus les chemins ont été parcourus, plus la voiture grossit.
Enseignez-le et soyons sauvés: «Si la charge croît, ce n´est pas le chemin qui en est cause.» Confessez-le en langage saugrenu; si l´excitation augmente au cerveau déjà parcouru, c´est qu´il tombe une Masse dessus. Quoi? Mais la grande somme de signes que Monsieur Foucault a perdue et qu´il cherche depuis trente ans avec un petit cure-dents.
Cette Masse donne vie aux centres cérébraux; tout le tissu nerveux est chargé par elle. Elle n´a pas de siège particulier, comme le croyaient les anciens. Elle a spécialisé les buissons nerveux des sens, qui ne font qu´exposer, chacun, sa somme particulière de mouvements passés du monde.
En cette acception seulement l´on peut dire que le domaine du sentir est à une certaine «hauteur»: car il est l´inégalité essentielle; tout sens est une pyramide de passé; ce n´est pas le corps que touche l´instant, c´est le sommet du temps.
Chez le professeur cependant tout se passait sans précédent: et c´est immédiatement, l´âme entre les dents, qu´il bouffait l´instant et montrait comment:
Sa conscience, sous une tente de cheveux, bien étalée dans son bon cerveau richement orné de souvenirs de voyage, ricordo di Venezia, Gruss aus Tyrol! – et dans tout coin les récepteurs affectés à chaque message, attendait simplement que l´Univers sonnât, – pique, insulte ou brille.
Or, le professeur n´avait pas été sans remarquer que la disposition du décor favorisait le phénomène, et que les choses se passaient plus facilement dans un cerveau meublé par Lévitan. Le décor, le décor, mes enfants. Aussi, dans sa Faculté du Midi, déversait-il, d´une bouche grise, du décor, sur les cerveaux de quinze élèves abasourdis, gentils, polis, ensevelis.
Et le décor s´associait à l´excitation.
Cependant, la Conscience du Professeur n´était pas tranquille.
Il arrivait des accidents à l´excitation, à peine entrée. Elle grandissait, elle diminuait, et, passé un seuil, non très haut, elle devenait bleue, perçante, embaumé, d´un saut.
Ce qui en faisait deux bien comptés avec Monsieur Foucault.
Car il ne s´agissait pas d´ASSOCIATION mais de SOMMATION.
Car il ne s´agissait pas, quand l´excitation vous arrivait, de la comparer à des photographies ni de la présenter à des souvenirs: il S´AGISSAIT DE LA SENTIR.
Il ne s´agissait pas de rapprocher un certain bleu de toutes vos Méditerranées, ni de retrouver, dans un parfum, l´amant défunt, ni de ranimer un vieil air sur un neuf univers. Il s´agissait de recevoir ce que l´instant vous sert.
L´instant vous sert de l´excitant, du N´IMPORTE QUOI oscillant.
Il ne s´agissait pas de savoir si l´excitant allait faire un effet plus ou moins heureux dans le décor, mais de savoir s´il existerait du tout. Ce n´est rien, mais c´est tout.
Il s´agissait de savoir si l´excitant se suffirait (pardon monsieur) à lui-même; s´il était de soi perceptible, et le professeur croyait qu´oui, quel esprit, – frappez fort, qu´il dit, frappez et ça suffit.
Frappez fort sur quoi? C´est un effet de résonance; il joue sans violon, l´innocent, avec son excitant. Car la résonance fantastique n´est pas donnée par votre corps connu, pauvre carbone à peau, pauvre azote en tissu, mais bien par la SOMME ENCHANTÉE qui a précisément la valeur du paradis perdu.