Página dedicada a mi madre, julio de 2020

Thibet

1917-1918

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TÖ-BOD

I

Des ailes… Non. Le vol plumeux n’a que faire aux sommets des cimes
Où jeux d’ouragans ne portent pas.
Ce n’est plus d’un frisson léger que se dompte ici cette rime.
Mais saccadant le roc sous mon pas,
À droit de vie à gré de mort, méprisant la plaine marine,
D’un pied dur j’aborde ta colline,
Bod, ô Tö-bod, ô THIBET! lutrin du monde chantant,
J’ose en toi ce poème exaltant.
Qu’il n’aille point «comme l’oiseau qui se nourrit de riz et graines »
– Vautour tordant la broche du vers,
Ou l’effort redressé des millions de temps d’haleine,
Bec neuf dans la glace des hivers.
Et laissant l’homme s’ébaudir au verbe sonnant par sa bouche,
Noyé sous les flots de la langueur,
Puissé-je, – moi – scander à coups de reins dans ta grandeur
Cet hymne mouvant, ce don farouche,
Tribut d’essor escaladant à Toi des pays le plus haut!
– Mon cœur, qu’il en batte chaque mot.

 

II

Lors, que mon chant ne suive point en leur trop commune mesure
Ces vains jeux de mots encadastrés.
Le rythme qu’il se fasse bond et, crevant la vieille masure,
Chemine au plus haut des cieux astrés.
Et quel célébrant célébré, hanteur des vieux lieux liturgiques,
Prophète en haut-mal de l’avenir,
Quel récitant discipliné ou conducteur d’élans bachiques,
Ne s’essoufflerait à ton gravir?
Ou bien, cet enfermé, – le fou! – suant son encre à domicile
Prend peur à ton immense horla.
N’opposez point la motte au mont: l’Horebe au Tonnant de Sicile.
L’Olympe petit au Dokerla.
Mais sur les coupes de tes croupes, par les rimes de tes cimes, les créneaux
Béants en tes rejets synclinaux,
Et par les laisses de tes chaînes, par les cadences d’avalanches
Des troupes de tes séquences blanches,
Il le faut: que, – magique au monde rare dont tu fais le toit, –
L’Hymne ne se fonde que sur toi.

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III

Même si je meurs plongeur à la mer saumâtre, mauvaise au goût,
Ou nageur à plat dessus la plaine,
Ou de mort tiède étalé dans l’immobile lit trop doux,
Je n’omettrai point de mon haleine,
Ardente, – cri de rappel, – le souvenir à voix d’airain
De ton premier geste souverain.
Thibet, d’un bond tu m’apparus, – le monde changé, – vierge énorme
Au delà des monts de mon désir;
Épaulant le Ciel-Océan de ton promontoire sans norme,
Radjah du gigantesque gésir.
L’espace a durci; le poids tombe; l’eau se fait lutte mouvante;
Ici, tout dévale de ton haut;
Et l’eau et l’espace et le poids et je ne sais quoi d’épouvante,
Descend, majestique en Tes troupeaux:
Ces humains! Ces taureaux enrobés! des deux arcs m’encornant, – des                      [deux mains m’empoignant,
Intrus et interdit dès l’orée;
Ces géants grenats et grands, faces saintes, démarches délurées,
Ces bucranes vivants et grognants!

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IV

Sois loué, Thibet inhumain, pour ce front masqué de glaciers;
(Je n’y vois d’insolites visages…)
– Marmonnants mufles de mes yaks, chanfreins de mes chevaux d’acier, –
(Je n’y vois d’insolites visages…)
Pour ton blason sans traits ni teint, pour ta figure d’icoglan
(Je n’y vois d’insolites visages:)
Je veux dire ici: vision soudaine de cette Autre, de l´autre clan
D’Elles, en leurs magiques mirages!
Larves douces d´épouvante ou fantôme vicieux
Je veux dire, ici, ces Paysages
Vivants: deux sourcils, et un front, des joues amantes, et des yeux
Si lourds avec ce regard d’orage;
Ces puits effrayés de se voir; et cette source des dieux:
La bouche avec ses pouvoirs de rage,
Demi-mouvante demi-mue, et bue ou buvante à son gré,
Tout l’Être aux horizons de naufrage;
Dans le quotidien de nos jours vrais trop radieuse en ses ravages
Sans jamais s’y laisser intégrer!

 

V

Terre! Terre! Surhaussement du Continent plus que lui-même
Roi, – se couronnant sur ton pouvoir.
À travers lui les vassaux vont et viennent, mouvant diadème,
Portant la rançon de leurs avoirs.
Ceux qui s’élancent sur des pieds à sabots griffus de démons;
Les filles qui marchent d’un bond libre;
Et ces longs serpents de tes eaux, nés du plus pur jet de tes monts:
Grands fleuves cherchant leur équilibre!
À travers gorges et ressauts sautant, roulant, fluant, bavant,
Ils mènent leur course à l’embouchure,
La vasque finale dissoute en son déhanché décevant:
La mer, hydropique bavochure;
La mer sans monts, la mer sans front, la cuve d’ennui gris-de-plomb
Qui danse comme ours en ses marées;
Prodige! la voici par Toi, – à tes pieds grimpante – halée,
La mer pérégrine à ton aplomb!
Elle se courbe, elle est en route en son esclavage éphélide
Vers toi, véhément dans le solide!

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