XVI
Me recueillir en ma coupe de monts: baigner dans ma seule piscine
Couler en moi-même comme un Lac.
Me ruisselant de haut en bas, fleuve sans flux et sans racine
Creuser mon vivier à coups de lacs;
Sans cesse rebu et reçu, avec mes vasques alevines
Mes jeunes poissons aux goûts rieurs;
Mon casque de ciel sur la tête et mon cirque dur que ravinent
Les jeux des seuls vents intérieurs…
– Mais mieux encore: à ton exemple ô Thibet riche d’aventures,
Puissé-je imiter ton Yam-dok-tsö!
Lac double – Lac! – deux fois serti dans sa liquide investiture
Distillant sur lui sa seconde eau.
Puissé-je aussi par hyperbole et séquence en marche au poème troisième
Reporté de niveau en niveau
Atteindre haut et de crue en barème,
Être, – à la puissance neuvième
Et jusqu’au centuple, au nombre croissant, sans déni,
Et ainsi de suite à l’infini?
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XVII
Ce n’est pas seulement l’horreur et le vertige de puissance
Que détient ton monde Thibétain…
Ni cette austère et superbe affrontée, ni ce rugissement d’insolence
Que porte tes fronts éléphantins,
Pays rebelle et âpre lieu, – mais voici que ta vallée haute
Enclose, ô désespérante si loin.
C’est la prairie inattendue, c’est l’auberge claire, don et joie de l’hôte
C’est le chant des fleurs…
Voici le vallon que je sais, – Prairie enclose! Prairie haute,
Ô calme et fleuri, ô doux Thibet!
Tu as des vallons que je sais à peine penchés vers la terre
Des champs immobiles m’attendant…
Des mousses douces, et terrains mous où poussent et tremblent les airelles
Toute une forêt floréale
Une retraite, un rêve haut: un reliquaire aux joies encloses
Vallon des vallées impériales
Cependant que de branche à branche noir comme les guirlandes des années
Volent longuissimes les usnées.
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XVIII
Ils se rapprochent… Ils s’en vont. Ils s’en viennent… Et disparaissent…
Marcheurs achalandés par un mot…
Ce troupeau fait pour faire route, ces marchands sans peur ni paresse
S’en vont d’un seul pas vers Bhamo.
Cloches sonnant et bêtes mourant… Ils s’en viennent et disparaissent…
Bruits d’ombres et paumes de chameaux.
– C’est tout, c’est ainsi. Me voici au bord de l’espace à la fleur reclose
Comme un mendiant de l’infini.
Ne bougeant pas, – ne mourant pas – mais tout implorant l’hymne close
Passant du voyage non défini…
Couché, vautré, dormant, rêvant: qui donc se promène et démène
Là, Là! perçant la tente ou le mur:
Non seulement autour de moi, mais en moi seul, en mon domaine…
Passe la Grande Caravane
Qui ne monte pas, ne descend, mais d’âge en âge souverain
Glisse et dévale la moraine
Sans fond de cet effroyable glacier vertical et chutant
Du Temps.
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XIX
Même là-haut, même ici-haut, je cherche éperdu l’Autre, l’Autre:
La reine du royaume d’ailleurs.
Dans cette course échevelée, dans ce paradis sans apôtre
Le jeu du divers aux yeux railleurs.
Que serait-elle ici pour toi? ton climat et tes âpres fruits
Saurait-elle mordre à belle bouche?
Que dirait-elle devant toi, dans ce haut règne de l’esprit…
Se taire et s’incliner sur la couche?
Je ne dis point l’aborigène au pelage doux sur la peau
Mais l’autre, la mienne et fraternelle
La blême, blanche, équivoque et si pareille en ses appeaux
Parèdre d’une vertu maternelle
La sœur de sang, du même sang, de même vertu amoureuse…
Ô sœur dans la fête incestueuse
Que dirait-elle dans ton sein? Saurait-elle, harmonieuse,
Se taire, et, Là-bas, vivre et jouir?
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XX
En vain! en vain! et j’en suis là: seul et Toi devant ton spectacle,
Ce lieu fixé dru par le regard.
Pour t’enlacer ainsi, Thibet, au plus haut de tes simulacres,
(Blanc, nu, dominé d’un œil hagard)
J’ai fendu deux lunes durant, et tant de soleils de jours et d’aurores,
L’espace fluant sans riverains.
J’ai fait plus de bonds et de chants d’amours et mort en métaphores,
Qu’il n’est permis au jeu de mes reins!
– Et voici: le moment est haut et je la tiens pour bien acquise,
Amoureuse à pleurer de plaisir.
Je suis le possesseur humain d’un dieu-fait-Ève la conquise,
Dieu-vierge incarné à mon désir.
Que l’heure soit. Vienne l’instant. Tombe la cime d’allégresse,
Et crève le cri de profondeur.
Un autre monde thibétain jaillit du volcan de caresse
Et règne au sommet des impudeurs.
– En vain. En vain. Et j’en suis las. Seul et MOI, – moi penché sur elle:
Elle, appareillant sa caravelle.
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XXI
Où est le sol, où est le site, où est le lieu, – le milieu,
Où est le pays promis à l’homme?
Le voyageur voyage et va… Le voyant le tient sous ses yeux
Où est l’innommé que l’on dénomme:
Nepemakö dans le Poyoul et Padma Skod, Knas-Padma-Bskor
Aux rudes syllabes agrégées!
Dites, dites, moine errant, moine furieux, – encor:
Où est l’Asiatide émergée?
J’ai trop de fois cinglé, doublé les contours du monde inondé
Où cœur ni oiseau ni pas ne pose.
Où est le fond? Où est le mont amoncelé d’apothéose,
Où vit cet amour inabordé?
À quel accueil le pressentir, – à quel écueil le reconnaître?
Où trône le dieu toujours à naître?
Est-ce en toi-même ou plus que toi, Pôle-Thibet, Empereur-Un?
Où brûle l’Enfer promis à l’Être?
Le lieu de gloire et de savoir, le lieu d’aimer et de connaître,
– Où gît mon royaume Terrien?