XXXIV
On dit qu’au milieu du tumulte de ce monde montagneux
Il y a cette plaine haute, abreuvée
On dit qu’au milieu de cette plaine, domaine des dieux, terre des esprits [montagneux
Il y a cette ville sacrée
On dit que tout près de la ville, plus haut et plus important, un monticule [géant se lève
Protégeant la ville de son épaule
On dit que ce petit mont en entier est devenu un seul château, une seule [maison
Palatiale, une Demeure, la demeure du Réincarné
On dit que la façade, aux millions de fenêtres barbares, assyriennes, [d’Ecbatane ou de lointaine Sumérie
Se rejette, se dérobe, dans ses couleurs magnifiques
Blanc, d’un blanc de soleil; puis en haut, au milieu grenat sourd, grenat [rouge framboisé dans l’ombre
Jusqu’aux toits que l’on dit qui sont d’or,
D’or métallique, d’or en lingots feuillus, d’or vrai, d’or véridique! et l’on dit [que c’est bien là
Le Palais unique du Potala
Et l’on dit que dedans la façade que jamais ne rêverait tel le plus grand [et fou rêveur avide
On dit que le Palais est vide
Qu’il y a des salles noires, désertes, et des vestibules menant à rien de connu
Les passages ne menant à rien…
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XXXV
Lhā-sa! Lhā-sa! Terre des Esprits… je te vénère… te fuirai-je
Lhā-sa! Qui s’en irait à Lhā-sa?
Magique ville qui est là – haut dans son coeur – là dans ses neiges!
Lhā-sa! qui est digne de Lhā-sa?
Et c’est le refrain coutumier de ceux qui ne peuvent ni osent
Lhā-sa! Quand irez-vous à Lhā-sa?
De tous les casaniers étreints dans la chambre close et morose
Lhā-sa! Étiez-vous loin de Lhā-sa?
Et dans les bouches Tibétaines, et dans le vent ce refrain mène
« Lhā-sa, tout chemin mène à Lhā-sa
Et cependant à trente jours, à vingt à dix de bonne haleine
Lhā-sa, tout se gonfle vers Lhā-sa
Les Drapeaux dressent leurs bosquets; chaque pierre est jaculatoire
Lhā-sa, tes abords sont hauts Lhā-sa
L’odeur de ceux qui s’en reviennent est forte et sainte et méritoire
Lhā-sa, tes toits sont d’or, ô Lhā-sa
Et cependant c’est dit, fini, c’est conclu, chanté et joué, trop loin… trop tard
Lhā-sa, je n’irai pas à Lhā-sa!
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XXXVI
On le dit – mais est-ce bien vrai – le premier de nous d’Occident
Au vrai lieu des moines et des nonnes;
Les analectes citent d’abord son nom de voyageur sans incident:
Odoric, natif de Pordenone.
On le dit, que d’un pas vierge et magistral
Il viola l’antique forteresse,
Le visage clos, l’œil muré, joyau dur à saisir mieux qu’imprenable [enchanteresse,
Magique cité du pur astral:
Lhā-sa, Terre des Esprits! est-ce vrai qu’il y a six cents ans de nos années
Cet homme te prit et t’habita?
Dans son récit que trouve-t-on? « Là – dit-il, la rue est bien pavée et [les femmes bien ornées
La ville se dénomme Gota »!…
Et rien de plus… rien de géant pas de surgie monstrueuse ou torride
Pas d’étonnement d’un pas valide
Devant le plus grand effort de la terre Asiatide
Toi, le véhément dans le Solide!
Qu’importe alors si d’un corps aveugle il atteignit sans le savoir
Il vint; il s’en fut… et n’a rien vu!
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XXXVII
Il va, le fervent, Jésuite-errant, hâbleur peut-être et Portugais
Ce prêtre-envoyé dont le bagage
Fouillé par le dur gabelier de ton seuil abrupt aux aguets,
Tenait, préparés en humble gage:
« Deux mouchoirs et pierre d’autel; quelques cilices et un fouet »
Des prières non pas mercantiles;
Ce qu’il faudra distribuer: les agnus, les naïfs et pieux jouets
Que l’on appelle des « béatilles »,
– Le voici, tel ardent et rampant à t’aborder
Que, de tout son long parmi la neige
Nageur radieux et rageur, pèlerin au but emporté,
Battant sa grand’coulpe dans ta neige,
Il se pousse! Il est tout proche! Il touche au but… on ne sait où.
Près d’un « Roy », le seul des innombrables,
Naïvement il offre ses dons et sa foy: il obtient tout:
Mais dessus les choses admirables:
Louange à sa propre vertu; décret païen de sainteté,
Promesse très grande d’une Église!
– Que son nom soit devant les autres en cette Marche exaltée:
Antonio de Andrada de Lise.
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XXXVIII
Ils étaient deux, – Huc et Gabet – qui s’en allaient à l’aventure,
En vrais conquérants du Toit mongol.
Ils cheminaient timidement et pourvoyaient à leur pâture.
Cueillant, pour le feu, la fiente-argol.
Ils étaient deux bons voyageurs qui s’accrochaient aux caravanes
La lampe d’amour aux cœurs brillait.
Ils enfourchaient selon le vent chamelles blanches ou vieux ânes,
L’un deux écrivant … l’autre priait.
Ils étaient deux missionnaires qu’on traitait au long des routes:
« Lamas du Bon génie Jéhovah ».
Ils s’hébergeaient et se bernaient par tes étables et tes doutes,
Donnant ton Mystère au diable-vat!
Ils étaient deux errants allant à la maîtrise misérable
Au nom d’un seul dieu, – le Vrai, le Leur! –
Des milliards d’Éons régnant par tes cieux incommensurables
Ils furent surpris de leur malheur!
Ils étaient deux petits enfants qui s’en allaient à ta conquête…
Tes Puissances riaient sur leurs têtes.
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XXXIX
Il partit en marin navigateur de tes houles,
Thibet, Océan durci dans l’air…
En vieux conquérant Africain vers l’Asiatique Bodhyoule…
Il fut holocauste de tes mers
Dutreuil de Rhins! damné à mort dès ta première abordée
Dès son premier pas envers tes ports.
Tu faisais un rude et mauvais temps sur l’échine de ses montures
Pleuvant, gémissant, voyant sa mort…
Car les avatars courageux, et les plus hardies arabesques
De vie, et les plus chevaleresques,
Sont dès ton abord marqués et jugés, – Thibet-Maître, sois mon témoin, –
Du signe Plus ou du signe Moins.
Dutreuil perdit au jeu pour le but, mais gagna cette heure sereine
L’instant où l’on s’appartient …
Et mourut un matin d’une balle ronde dans l’aine
Chantant, car alors tu ne pleuvais plus
« Beau temps pour partir en ce matin, beau temps … » et il meurt
Beau ciel pour son étape dernière!
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XL
Le lent, le grand, le brun et doux Jacques Bacot
S’en va de son pas toujours le même …
S’arrête ici, habite là … trafique d’actes amicaux
Pour ses agnats du Pays Suprême …
Celui de tes hôtes, pays de Bod, le plus natif, le vrai Bod-Pa!
En queste ardemment vers l’en-Allée
Promise, dont marchands et soldats ont rancœur
Mais que les tenants de la Vallée
Conquise appellent comme lui de tous les bonds de leur cœur:
En marche au Pays Autre à connaître
L’oasis au milieu du tumulte; la terre tiède et nourricière
Au sein de l’horreur et du blanc,
Le pays noir de mystères, effroi des nomades qui l’enserrent,
Port neuf sans routier ni portulan.
Que le Voyageur soit loué pour avoir erré vers lui sans l’atteindre,
Laissant ce mystère plus grand:
Il revient avec le regard au-delà, ce regard …
Il prend possession de son domaine:
Ce qu’il a conquis et écrit d’un verbe seul en sa marche hautaine:
Le Thibet révolté: toutes les Marches Thibétaines.